[DAVID PRIOR] Comment le réalisateur du film d’horreur « The Empty Man » est passé du paradis à l’enfer

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On sait à quel point l’usine à rêves peut devenir une machine à cauchemars et à quel point les studios peuvent tuer les esprits les plus sensibles. C’est cette expérience potentiellement traumatisante que vivent de nombreux cinéastes, certains finissant enterrés au cimetière des rêves brisés. David Prior, réalisateur de The Empty Man, dernier film estampillé Fox avant d’être racheté par Disney en 2019, l’a connue. Mais le protégé de David Fincher, habitué à composer avec les requins, en est ressorti plus fort que jamais.   

C’est le genre de parcours qu’on aime, de ceux des timides et des sensibles qui se révèlent sur le très tard, qui ne se donnent pas immédiatement, qui observent tout avant d’embrasser pleinement leur destin. C’est l’histoire d’un artiste de l’ombre qui errait déjà sur les plateaux de cinéma dans les années 90, qui a commencé en jouant l’alien sous une tonne de maquillage dans Alien, la résurrection de Jean-Pierre Jeunet (1997) et, qui à force de défendre les films maudits comme jeune employé au service technique du studio 20th Century Fox (Vorace de Antonia Bird qu’il tente de réhabiliter en signant les bonus lors de la sortie DVD), a fini par en réaliser un: The Empty Man, projet qui a été lancé par la Fox en 2016, qui est sorti en loucedé par Disney aux Etats-Unis en octobre 2020 avant d’atterrir chez nous en avril 2021 sur la chaîne adulte de Disney+, Star. Que s’est-il passé pendant cinq ans? C’est toute la question. « C’est incroyable à quel point Barton Fink des frères Coen reflète la façon dont le système hollywoodien fonctionne vraiment », déclare en entretien à Thrillist le petit protégé de David Fincher, lui qui a signé les making-of de ses Zodiac et L’étrange histoire de Benjamin Button. Toqué de fantastique, de Lovecraft et d’Alien, Prior finira par réaliser un court métrage AM1200, dans lequel un criminel est abandonné dans les bureaux désertés d’une station de radio (cliquez sur ce lien pour le visionner). Fincher l’applaudit; ses fans, aussi.

C’est en 2016 qu’il entreprend l’adaptation de The Empty Man, une série de comic books de l’écrivain Cullen Bunn et de l’artiste Vanesa R. Del Rey, y voyant toute une dimension Lovecraftienne. Prior vend le projet à la Fox comme un film d’horreur mystérieux, élégant, ambigu… C’est ce film qu’il veut réaliser, et tant pis si ça fait peur aux costards-cravatés. L’audace paie, il obtient des conditions de rêve inespérées, avec liberté artistique, final cut et budget confortable. Pas question pour autant de partir en vrille: l’idée était de réaliser un film d’horreur jouant avec les nerfs du spectateur tout en respectant son intelligence, de proposer plusieurs pistes et grilles de lecture afin qu’il ait envie de voir le film à répétition. Pas étonnant alors que, dans ses premières conversations avec des dirigeants, Prior parle de Mulholland Drive de David Lynch et n’évoque pas une seconde les productions Blumhouse. Au stade de l’écriture, les dirigeants encouragent même ses audaces comme cette très longue introduction, une histoire enneigée de randonneurs de la vallée d’Ura au Bhoutan qui tombent sur une grotte hantée, plantant très efficacement le décor. Ce qui émane des réunions, c’est l’ambition pour le spectateur: « Nous avons notamment eu des conversations créatives sur la capacité d’un public actuel à composer avec l’ambiguïté », se souvient Prior. « Certains n’étaient pas d’accord avec cette nécessité de créer de l’ambiguïté dans un film d’horreur et ils avaient peut-être raison. Mais j’avais l’intime conviction que je devais essayer de créer quelque chose de différent. D’essayer d’embrasser l’ambiguïté. C’est à vos risques et périls car vous courez toujours le risque d’être mal compris. Mais les films auxquels nous faisions référence étaient soit des films ambigus, soit des films qui ont pris du temps avant de trouver leur public et qui n’ont pas rapporté 100 millions de dollars le premier week-end de sortie. Personne ne voulait faire un film d’horreur du tout-venant. Mais il s’avère que les personnes ayant finalement hérité du film, des années plus tard, au moment de sa sortie en avaient décidé autrement. »

Dans The Empty Man, l’acteur James Badge Dale incarne le détective James Lasombra, un veuf plongé dans un chagrin inconsolable. Son amie (Marin Ireland) lui demande un service: retrouver sa fille (Sasha Frolova) qui a disparu. De fil en aiguille, il réalise au gré de son enquête que, peut-être, ladite fille et ses amis adolescents ont convoqué une entité mystique et qu’une secte se cache là-dessous. Prior cherche Lovecraft dans les zones d’ombre, du côté de ceux qui s’inventent des vérités et des univers alternatifs. Son autre projet dans la balance: une adaptation du livre Superstition de David Ambrose sur une expérience menée par un docteur en physique et psychologie, étudiant l’effet de l’esprit sur la matière et qui, avec un groupe de volontaires, va créer de toutes pièces un fantôme: celui d’un américain que La Fayette a pris sous protection durant la période de la Révolution française. Le livre fait référence au Tulpa qui, pour les Tibétains, s’avère la projection matérielle d’une forme conçue par l’esprit. Une sorte de fantôme créé par le moine ou l’initié au terme d’une longue méditation. Il peut prendre la forme, indifféremment, d’un animal, d’un paysage, d’un objet ou d’un homme. Le concept passionne Prior qui s’en inspire finalement pour The Empty Man.

Sur ces bonnes bases, le tournage peut commencer: « Nous avons démarré le 11 septembre 2016 à Cape Town en Afrique du Sud après 13 semaines de préparation », se souvient le cinéaste. « ll fallait un temps froid, hivernal et gris, des arbres sans feuilles, une esthétique monochrome bleu-gris, mais, bien sûr, nous étions en dessous de l’équateur. Lorsque nous avons fait des repérages, c’est ce climat que nous avions et que nous recherchions. Or, quand nous tournions, nous étions au printemps. Nous avons poursuivi le tournage à Chicago, en plein hiver glacial, en décembre 2016. Après de multiples couacs, nous avons fini le tournage en avril 2017. Plus tard, notre producteur exécutif Mark Roybal a été viré. » Le début des emmerdes.

Avec le départ de son ange-gardien, Prior se retrouve seul avec son film dans les rouages d’un gros studio (toujours la Fox): « Nous avons donc été abandonnés. Nous n’avons pas pu terminer le film. Mais nous avions encore la possibilité de peaufiner ce que nous pouvions. Finalement, Fox a embauché un nouveau producteur exécutif qui nous a laissé terminer le tournage en juillet 2017. Prior est sommé de présenter une première version pour des projections-tests. Le film n’était pas prêt, il s’y oppose et au gré des échanges de mail de plus en plus tendus avec les costards-cravatés, envoie des extraits de The Hamster Factor and other tales of Twelve Monkeys, le documentaire de Keith Fulton et Louis Pepe, montrant la complexité des rapports entre un artiste comme le metteur en scène de Brazil et les studios qui essaient d’imposer leurs vues sur L’armée des 12 singes. Il ajoute que The Empty Man était encore trop long, d’une durée de deux heures et 40 minutes. Mais sa demande est rejetée. Bizarrement, les premières projections-test se passent bien (« Ils réagissent comme nous l’espérions aux scènes prévues » note-t-il). Puis l’équipe découvre les avis, calamiteux: « Cela a donné lieu à un tas d’idioties qu’il vaut probablement mieux laisser pour un livre que j’écrirai plus tard, quand j’arrêterai de me soucier de ce que quelqu’un en pense », assure Prior. Là-dessus, un autre montage du film a été fait dans le dos de Prior et projeté en projections-test: « Ce fut un désastre, le résultat digne d’un mauvais Alan Smithee. J’étais abasourdi », déclare-t-il. « La seule bonne nouvelle, c’est que le score des spectateurs était si mauvais qu’ils ont finalement préféré ma version ».

« LORSQUE LE film est passé de fox à disney, Nous ne savions plus à qui nous adresser »

Au même moment, Prior trouve du réconfort dans la série Twin Peaks: The Return qu’il dévore et dans laquelle il retrouve le concept du Tulpa. Idem avec Hérédité de Ari Aster qu’il découvre après (et qui, au vu de la réussite, le décourage un peu). Du temps passe. Puis, des re-nouvelles du studio, confrontée à l’expiration prochaine des abattements fiscaux de l’Afrique du Sud, qui lui demande alors de finir le montage de The Empty Man à sa façon mais sans un centime de plus et une deadline inflexible pour rendre la copie. Autrement, c’est direction poubelle. C’est à ce moment précis que la Fox deale son acquisition avec Disney: « Nous ne savions plus à qui nous adresser », se remémore le cinéaste dans l’interview de Thrillist. « Ceux qui travaillaient à la Fox préparaient leurs curriculum vitae et les envoyaient dans d’autres boîtes. C’était une période très étrange et tumultueuse. Nous savions qu’à partir de ce moment-là, quoi qu’il arrive avec le film, il sortirait plus tard, une autre année car l’acquisition elle-même allait prendre X années et le studio ne sortirait rien entre-temps. Alors nous nous sommes juste assis et avons attendu et espéré que The Empty Man sorte un jour. » La décision appartient donc à Disney qui dispose du film comme bon lui semble et décide de le sortir au moment où Mickey le juge le plus opportun. Un appel de Fox prévient Prior de la première date de sortie, en août 2019. Puis la date est repoussée en décembre 2019, puis en avril 2020. Tout juste sait-on en interne que le studio veut le sortir avant le prochain James Bond (Prior cherche encore à ce jour à comprendre la logique). Puis, la pandémie frappe et le film d’être bazardé dans les salles US en octobre 2020.

Pas vindicatif (mais amer), Prior se montre malgré tout disposé à aider Disney pour la promo. Personne ne l’appelle, il découvre par surprise la bande-annonce de The Empty Man balancée peu de temps avant la sortie et, sans surprise, elle ne reflète absolument pas ce qu’est le film. Selon la Directors Guild of America ou DGA (La Guilde des réalisateurs d’Amérique, en français), ce fameux syndicat professionnel qui représente les intérêts des réalisateurs de cinéma et de télévision dans l’industrie américaine du cinéma, le réal doit absolument être consulté avant qu’un studio balance l’affiche, la bande-annonce… de son film. Ici, rien de tout ça, Prior n’est pas à une absurdité près dans cette industrie Kafkaienne lui donnant l’impression de vivre dans Brazil, mais l’homme, qui a observé comment fonctionne cette industrie pendant des années, ne veut pas perdre son temps et son énergie à se battre face aux requins, il sait trop bien pour connaître Fincher qu’il n’est qu’un réal qui signe son premier film et qu’il ne s’appelle pas James Cameron. Reste une étrangeté qui le séduit: The Empty Man est le dernier film Fox, en d’autres termes le dernier film de l’histoire du cinéma à avoir le logo du studio au générique.

23 octobre 2020, jour de la sortie aux Etats-Unis. Prior, aujourd’hui âgé de 52 ans, a ainsi découvert son film comme tous ceux qui l’ont vu: dans une salle de cinéma, en l’occurence dans le comté d’Orange, aux côtés de sa mère – l’un des rares ouverts ouverts de la région. Il redoute un massacre de remontage, il sort de la salle paradoxalement soulagé : « Malgré tous les problèmes, les aspects négatifs et les défauts, le film que je voulais faire a survécu », déclare-t-il à Thrillist. Depuis, David Fincher, autre survivant de studio, a vu le film; il a envoyé un mail très amical et très encourageant à son disciple. Bienvenue au club.

The Empty Man est visible sur la chaîne adulte de Disney+, Star.

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