[VOX POPULI] «Hanté par « Abou Leila » d’Amin Sidi-Boumédiène»

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Notre lecteur Walid Sahraoui ne s’est pas du tout remis de Abou Leila de Amin Sidi-Boumédiène. Il nous explique pourquoi ce film-là le hante plus que les autres (et envoie des bisous chaos d’Algérie). Pour envoyer vos avis, vos critiques, vos coups de gueule, un mail: redaction@chaosreign.fr

J’ai regardé beaucoup de films cette année mais il n’y en a un qui me hante plus que les autres à ce jour, c’est Abou Leila d’Amine Sidi-Boumédiène. Je n’écris pas souvent, mais je devais le faire après ce film-là.

Le cinéma c’est de l’art et l’art n’est pas de la culture. Je l’oublie souvent mais parfois je me prends un film en pleine gueule et je me rappelle que l’art ça doit te moucher, te retourner les tripes, que si un film se réduit à autre chose que ce qu’il doit être, c’est que quelque part il est raté.

C’était en 1994 ou 1995 je ne m’en rappelle plus exactement, j’étais au lycée Ben Omar de Kouba, en terminale probablement. Je m’y faisais chier comme pas possible mais j’avais la musique comme refuge et le fantasme d’histoires d’amours que je n’ai jamais osé entamer. Je vivais en moi et ça me convenait. J’ai des souvenirs assez flous de cette époque, pour moi les années 90 sont un gros bloc mémoriel que je n’ai toujours pas déroulé.

Je passais les weekends chez ma tante au Lotissement Michel, quartier populaire de l’est algérois. Quartier de mon adolescence où j’ai connu mes premiers joints, ma première (et unique) nuit en cellule et où j’ai côtoyé certaines des personnes les plus attachantes que j’ai eu la chance de connaître: Hassan le marin, moustachu comme il se doit, toujours en bleu de chine et qui m’initia au grand cinéma classique américain, «El Microbe» que j’étais le seul dans le quartier à appeler Redouane (ce qui m’a valu la moquerie de mes cousins mais aussi son respect et son amitié). Omar el mahroug, the bodybuilder du quartier, un peu benêt mais au cœur tendre et qui était toujours disponible en cas de coups durs. Karim et Fouad les deux peroxydés bloqués dans les eighties, H’med le maître es-scrabble, toujours présent en bas de chez lui sur son tabouret, sa boite de jeu et son Petit Larousse a portée de mains… je l’ai battu. Une fois…

C’était aussi l’époque où j’ai rencontré le cinéma, via Hassan certes mais c’est le visionnage de Brazil de Terry Gilliam très tard la nuit sur l’unique chaîne publique qui m’arracha mes premières larmes face à une œuvre et qui scella mon amour pour cet art. Il faudrait un jour rendre hommage aux passeurs qui programmaient des chefs-d’œuvre du cinéma sur notre chère unique…

C’était un jeudi donc, au siècle dernier, le jeudi était l’amorce du weekend et on finissait les cours à midi, c’était toujours une délivrance. Surtout qu’on devait se farcir le prof de maths la dernière heure… Midi, ring the bell, on se précipite vers le portail de sortie, dehors avec un copain on se partage une Rym, on se défait de nos tabliers blancs, le ciel fait la gueule, il fait lourd, c’est la cohue aux abords du lycée, la routine.

Et comme chaque jeudi, la 405 beige du mari de notre surveillante générale est là. Comme d’habitude, elle est stationnée devant la petite porte par laquelle sortent les enseignants, il lit son journal. Il était médecin militaire à Ain Naadja, il venait récupérer son épouse et leurs deux enfants qui étaient dans le même lycée. Pour nous tous il faisait partie du décorum, personne n’y prêtait attention.

Tapant toujours la discute de l’autre côté de la ruelle, je le regarde de temps en temps, j’écrase ma clope et jette un dernier coup d’œil avant de prendre le chemin de la maison, à ce moment précis une ombre s’interpose entre le gars et moi. Trois coups de feu retentissent, l’ombre n’est plus, le visage de la victime s’écrase contre le volant, de la bouillie et du papier journal. C’est tout ce qu’il en reste. L’ombre s’en va. Dans mon souvenir, d’un pas calme…

S’ensuivent des cris, des pleurs, la panique. Je me souviens de la surveillante générale qui sort en courant, elle s’arrête net au pas de la porte, je la croise du regard. Elle a le visage déformé par la douleur. Silence, puis elle revient sur ses pas. Je sais qu’elle va vers ses enfants pour leur épargner la vue de leur père mort. Je le sais, ils sortent avec elle par cette même porte chaque jeudi.

Je suis là, immobile pendant ce qui me semble être une éternité. Elle n’est plus là.

Je me décide à partir chez ma tante, comme si la voir s’effacer à mon regard suffisait à la savoir en sécurité, comme si partir à ce moment la effacerait ce qui s’est produit.

Je n’ai eu aucune émotion à ce moment-là, je n’en ai parlé a personne, j’arrive chez ma tante, monte dans ma chambre et je mets de la musique.

Mai 2019, je me cale dans mon siège, à ma droite une journaliste, à ma gauche une vieille et belle dame du nom de Kheira. Tiens, comme ma tante. Je m’apprête à regarder un film.

Première séquence: la caméra suit un homme, jeune, il tient une arme derrière son dos, il a le pas hésitant, on lit la peur sur son visage. Plus haut dans la rue, un homme d’âge mûr quitte son domicile, serviette à la main. Son épouse essaie de l’empêcher de partir, il ne l’écoute pas, se dirige vers la voiture, ouvre la portière et s’installe derrière le volant, elle reste interdite au pas d’une porte qu’elle se résout à fermer au bout d’un moment. Le jeune homme arrive à hauteur de la voiture, pointe son flingue vers l’homme à la serviette et tire. Il s’enfuit…

Près de 25 ans plus tard, je mets enfin un visage sur cette ombre, ce visage est humain et je n’ai plus la force de lui en vouloir.

«Lis le coran comme si il avait été écrit pour ton propre cœur». J’ai vu ce film et j’ai enfin fait mon deuil.

Abou Leila a été l’instrument d’un Ta’awil. Du mien. Merci Amin.

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