[TUEZ CHARLEY VARRICK] Don Siegel. 1973

0
962

Totalement ignoré depuis des lustres et réalisé après le succès de L’inspecteur Harry en 1971, Tuez Charley Varrick est une merveille signée Don Siegel. Même, si en réalité, il pourrait s’intituler « Tuez Don Siegel ».


PAR JEAN-FRANÇOIS MADAMOUR

On continue encore aujourd’hui de sous-estimer le travail de Don Siegel, artisan majeur du cinéma américain des années 60-70. Valeur précieuse comme naguère les William Friedkin (French Connection) et autres Michael Cimino (Heaven’s gate), Don Siegel avait ce don singulier pour organiser des images marquantes (qui a oublié la petite fille chaperon rouge qui embrasse sur la bouche le grand méchant loup Clint dans les premières scènes des Proies?).

Qui est donc ce Charley Varrick qu’il faut à tout prix tuer ? Un mec comme tout le monde, ou presque. A dire vrai, un ancien pilote acrobatique qui, avec sa femme amoureuse et un complice fougueux, s’est reconverti sans grandes prétentions dans le braquage des petites banques. Aujourd’hui, il va piller une succursale de la Western Fidelity à Tres Craces, une bourgade paisible du Nouveau-Mexique où les gens sont cordiaux et les enfants heureux de profiter de leur vert paradis. Comme à son habitude, l’homme va fomenter un plan d’enfer en se faisant passer pour un papi inoffensif handicapé, demande à sa femme d’attendre dans la voiture, simule une scène de ménage devant un policier crédule, joue les ahuris au guichet. Jusqu’à ce que soudain tout dégénère. Pas nécessairement comme cela était imaginé. On sent que l’histoire va mal tourner, Don Siegel nous l’indique dès les premières images. Dans le silence, avec ces petits enfants tout mignons qui s’amusent non loin, symbole de l’innocence pourrie pour le cinéaste (revoir Les proies qui rassemble toutes ses thématiques). Sans crier gare, sa caméra longe le bâtiment, ses plans révèlent ce qui se trame dans la profondeur de champ, son rythme si particulier instille une lenteur pour prendre une longueur d’avance sur le spectateur. La femme qui n’hésite pas à flinguer un flic succombe aux balles et finit par clamser dans les bras de son Charley qui l’a accompagnée jusque dans son dernier soupir. Il l’embrasse, la caresse, lui retire sa bague pour la mettre à son doigt et lui dit « je t’aime » lorsque la bagnole explose au loin.

Pour deux raisons, Siegel subjugue en moins de quinze minutes: noircir l’image de Varrick alias Walter Matthau que les spectateurs de l’époque n’avaient pas nécessairement envie de voir ailleurs que chez Billy Wilder et surtout rendre des personnages a priori antipathiques profondément humains et touchants. Sur cette lancée, le film peut dérouler son intrigue qui rebondit pour nous prendre au dépourvu. L’action se concentre sur les deux rescapés du braquage: Varrick et Harman, deux personnages que tout sépare si ce n’est l’appât du gain. La mort de la femme permet d’ouvrir les yeux sur cette relation moins affective qu’intéressée: Harman est décrit comme un mec jeune et insensible qui se contrefout d’avoir assisté à une mort en direct. Varrick, lui, arbore le regard triste du mec endeuillé. Harman est content de toucher autant d’argent (le magot s’élève à 750.000$, ce qui est beaucoup pour une petite banque de bourgade) ; Varrick, plus expérimenté, a raison de trouver ça louche. Et pour cause : c’est l’argent de la mafia. Ce n’est que le début du film et il laisse présager des enjeux dramatiques passionnants avec, entre autres, l’arrivée inattendue d’un nouveau personnage de tueur sadique et pervers. Avec ce jeu de chat et de souris riche en péripéties (autant de digressions jamais superfétatoires que de rebondissements toujours surprenants), Don Siegel s’intéresse à un personnage taillé dans le marbre de Peckinpah, confronté à un organisation surpuissante, et explore grâce à lui les liens étroits entre le capitalisme et la corruption, deux thèmes fondamentaux dans le cinéma US.

L’enfant terrible dépeint une Amérique corrompue jusqu’à l’os où personne – pas même les enfants – n’est innocent. Au premier plan, il y a Walter Matthau. Entre ombre et lumière, l’acteur réputé pour ses rôles comiques (et on pense être parti pour une comédie lorsqu’on le voit pour la première fois avec son déguisement de papi grabataire) décroche l’un des plus beaux rôles de sa carrière. Endeuillé, sentimental et si sobre, loin des grimaces ostentatoires, avec ses sourires tristes et ses yeux mélancoliques, l’acteur est aussi déchirant qu’un Warren Oates chez Monte Hellman. Don Siegel a toujours affirmé que s’il a eu des problèmes avec Universal – une habitude après le remplacement imposé de son pote Robert Totten sur Une poignée de plomb et les catastrophes incalculables sur Les proies –, c’est paradoxalement à cause de Matthau qui clamait partout qu’il ne comprenait pas le scénario et aurait ainsi influé sur les distributeurs. Les distributeurs qui en plus de ne pas considérer le cinéaste à sa juste valeur ont pris cet objet à la légère sans se soucier de sa beauté. C’est d’autant plus curieux que l’acteur semble extrêmement impliqué par son personnage et parfaitement comprendre ce que le scénario exige de lui d’un point de vue purement émotionnel (pas de cabotinage, jeu tout en intériorité).

Tuez Charley Varrick est le père de No country for old men, des frères Coen – il partage avec lui d’incroyables similitudes jusque dans l’humour grotesque qui convient si bien à la tragédie humaine. Le tueur inflexible joué par Joe Don Baker est à mettre en résonance avec le personnage déjanté incarné par Javier Bardem. Il annonce l’apparition de nouveaux tueurs aux couilles d’acier qui n’ont plus de valeurs humaines et hantent les rêves cauchemardesques du shérif Tommy Lee Jones. Au-delà de l’acuité dans la description jamais manichéenne des personnages (Charley Varrick n’est ni bon ni mauvais), c’est la mise en scène qui époustoufle par sa précision. D’un bout à l’autre, les mouvements de caméra ne sont pas anodins, ils donnent l’occasion à tous les personnages même secondaires d’exister et de contribuer à la progression d’une intrigue précisément construite. Il arrive qu’une histoire parallèle vienne se superposer et créer des interactions avec la trame principale (l’utilisation de la grue pour présenter la voisine excentrique un peu trop curieuse). Lorsque le scénario – qui aurait pu se contenter d’être celui d’une série B lambda – semble emprunter des sentiers plus balisés, le réalisateur détourne l’attention au détour du plan suivant. La bande-son impeccable de Lalo Schifrin assure à elle seule la paranoïa et accentue les contrastes dès le générique de début. Impossible d’ailleurs de ne pas penser à celui des Proies, première collaboration entre Siegel et Schifrin, qui était basé sur le même procédé.

Incidemment, le film rappelle les qualités de monteur de Siegel qui sait ce qu’il fait. Tous ses partis-pris formels sont justifiés. A l’image de ce plan-séquence hilarant et mémorable avec John Vernon (inoubliable dans Josey Wales hors-la-loi, remarqué chez Siegel dans L’inspecteur Harry) en banquier de la mafia qui flippe comme un petit garçon devant ses patrons tout puissants, et discute du bien et du mal en compagnie du directeur de l’agence face à un pré. Impossible de ne pas y voir une forme d’ironie salvatrice. Pour Siegel, ce genre de plans aussi virtuoses soient-ils ne sont pas vains. C’est une manière de niquer le système de l’intérieur, d’imposer des audaces dans un scénario qu’un réalisateur médiocre aurait rendu tiède et calibré. Deux adjectifs qui conviennent si mal au tempérament iconoclaste d’un cinéaste qui s’il s’entendait mal avec ceux qui le dirigeaient (et qui continuent de massacrer son travail d’orfèvre après sa mort), espérait au moins la reconnaissance des cinéphiles.

Article précédent[GUILTY OF ROMANCE] Sono Sion, 2011
Article suivant[NOUVELLE CUISINE] Fruit Chan, 2005

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici