[TERRE SANS PAIN] Luis Buñuel, 1933

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Don Luis vous propose son petit «essai cinématographique de géographie humaine» et inspire une grande révolution. Plus Chaos que jamais.

Amour fou, amour vache (au sens propre), scorpions et orgies, le tout relevé d’une louche de crème blasphématoire: il fallait bien que Luis Buñuel se relève de L’âge d’or, commande subversive et prolongation savoureuse d’Un chien andalou qui tirait comme elle pouvait sur l’église, les conventions, la bourgeoisie et toutes ces choses dont Buñuel avait horreur. Un passage à Hollywood? N’y pensons même pas. Alors pour rebondir, quoi de mieux que de passer du surréalisme au réalisme, ou presque: Buñuel et le documentaire, cela pourrait paraître antinomique; et pourtant L’âge d’or commençait bien en bonne parodie du genre. Mais de moquerie, il n’est point question ici: il faut ébranler le spectateur, tout comme il le faisait à grands coups de surimpressions provocatrices et de symboles absurdes.

Financé par un anarchiste chanceux à la loterie, Buñuel s’embarque pour les Hurdes, une région de l’Espagne oubliée par l’Espagne même. Là, quelques âmes damnées gesticulent autour d’un monticule de maisons, sans fenêtres ni cheminées, combattant la famine, attendant de vivre comme ils attendent la mort. Dans un geste politique, le camarade de jeu de Salvador Dali veut rappeler leur existence, nous confronter là où personne ne va. Mais il ne faut pas se tromper: jamais l’artiste ne laisse place au reporter. Épaulé par le photographe Eli Lotar, qui avait photographié les abattoirs de la Villette bien avant Franju dans Le sang des bêtes, Buñuel filme le réel pour l’emporter avec lui, le façonne dans sa glaise macabre et son esprit de surréaliste acéré.

Mené par une progression inexorable, Terre sans pain s’ouvre sur un village aux portes des Hurdes, encore animé et bien façonné, où l’on voit une parade de cavaliers tenter de décapiter une tripotée de coqs pendus par les pattes, une tradition qu’on verra d’ailleurs détournée dans l’indispensable Les révoltés de l’an 2000. Puis l’on grimpe: des églises en marges du monde, des ruines peuplées de couleuvres, une végétation à perte de vue. On grimpe encore: Les Hurdes, loin de tout, loin de l’abondance, loin de du reste de l’univers, s’affiche en silence. Quand on croit avoir attend le sommet de l’effroi, Buñuel semble, non sans sadisme, faire pire à la vignette suivante. De la musique mélodramatique et dégoulinante jusqu’au noir et blanc qui semble faire grandir davantage l’asphyxie générale, Terre sans pain se matérialise comme une carte postale de cauchemar, comme un worst-of accompli.

Au milieu des maisons malhabiles, seul un ruisseau miséreux sert de principale source d’eau. Les récoltes sont nulles, les malades envahissent les rues, l’inceste court les foyers. Les hommes du village partent parfois, sans pain ni argent, avant de revenir, sans pain ni argent. Même le cimetière est encore trop loin. Un chien andalou et L’âge d’or ne sont pas loin lorsque l’on assiste, horrifié, à la mort d’un âne, dévoré par des abeilles. Plus loin, une gamine agonise dans un escalier («on ne peut plus rien faire pour elle»). Selon la légende, Bunuel aurait écarté du montage final les rares éléments positifs de son séjour: en bon margoulin, il n’hésite pas diriger les paysans, créer des effets de montages habiles (nous rappelant que l’oeil coupé d’Un chien andalou était celui d’un cheval et non celui d’une femme), à faire croire à la mort d’un nourrisson, à shooter une chèvre au fusil pour provoquer sa chute. Buñuel s’approprie une vérité atroce pour en faire un poème désespéré et morbide. Les commentaires de la voix off, nasillarde et hautaine, en rajoute même dans le décalage («voici un crétin…et voilà un autre crétin» désignant les gamins difformes que l’on croise «à la tombée de la nuit»).

Au fond, on se demande si Bunuel n’avait pas inventé le mondo, cette frange documentaire sensationnaliste et fumeuse se vautrant dans une poésie apocalyptique et (souvent) accidentelle. Mais il annonçait surtout son impitoyable Los Olvidados.

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