[MOCKY BALBOA]

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Depuis Les Dragueurs, son premier long réalisé en 1959, Mocky continue de filmer, avec plus ou moins de bonheur. Certains le connaissent Mocky Balboa, vitupérateur officiel sur les plateaux télé; on oublie trop souvent ses films qui, s’ils ont pris un coup de vieux, n’en ont pas moins marqués leur époque. On pense notamment à Solo, l’un des premiers polars à aborder les désillusions de Mai 68 mais pas seulement. Dans les années 80, Mocky a connu sa période faste, offrant aux acteurs de superbes contre-emplois. Citons par exemple Jacqueline Maillan dans Y a-t-il un français dans la salle?, qui endossait sans rechigner le rôle tragi-comique d’une veuve entourée de ses chats qui subissait les agressions de Jean-François Stévenin, inoubliable en flic pourri jusqu’à l’os; Agent trouble, polar absurde qui n’aimait rien tant qu’enchâsser les pirouettes insolites, avec une Catherine Deneuve dans la peau d’une vieille fille; ou encore la distribution impressionnante des Saisons du plaisir dans lequel le couple Denise Grey – Charles Vanel recevait une flopée de personnages pervers, pathétiques, obsédés par le cul dans tous ses états (Eva Darlan, Jean-Pierre Bacri, Richard Bohringer, Darry Cowl, Stéphane Audran, Roland Blanche…) avec encore une fois un rôle impayable pour Jacqueline Maillan en adepte du téléphone rose. Qu’il s’agisse de tordre le cou aux conventions de genre (Litan, son pari fantastique), de laisser éclater sa verve anticléricale (Le miraculé) ou alors de gueuler un bon coup contre la connerie humaine (A mort l’arbitre), Mocky répond présent, prend le micro et va hurler quand ça ne va pas. Les décennies suivantes ne produiront pas les mêmes effets: Mocky rêve de partir aux Etats-Unis faire du cinéma avec Harvey Keitel (sa cible de toujours), il reste en France en dirigeant le Harvey Keitel français, Dick Rivers. Celui qui a dirigé Michel Simon, Catherine Deneuve, Philippe Noiret, Bourvil, Robert Mitchum, Peter Lorre, Jean-Louis Barrault ou encore son héros Fernandel et qui a connu Raoul Walsh, John Ford, Orson Welles, Federico Fellini (dont il était l’assistant), Luis Buñuel (dont il était l’ami) se sent comme le dernier témoin d’une époque. C’est peut-être l’heure de faire le bilan d’un cinéma amené à disparaître.

INTERVIEW: ROMAIN LE VERN 

Commençons par éclaircir cette rumeur: est-ce que exact que vous avez commencé en tant que mannequin avec Clint Eastwood?
Jean-Pierre Mocky: Tout à fait. Clint a deux ans de plus que moi. Et on était à Rome tous les deux. J’étais l’assistant de Fellini et de Visconti et je tournais avec Antonioni et Mazelli en tant qu’acteur. Finalement, Clint était là, et c’est moi qui l’ai présenté à Sergio Leone. A ce moment-là, il faisait de la peinture, alors il avait tourné des petits rôles aux Etats-Unis. Comme Eddy Constantine qui était venu en France, il est venu en Italie. Il était là, il n’avait pas de fric, il peignait, il avait loué un atelier dans un petit studio. Il y avait un couturier qui s’appelait Schubert comme le musicien. Il aimait bien avoir des mannequins. Comme on était grands tous les deux – il doit avoir quatre centimètres de plus que moi – et qu’ils avaient besoin de jeunes minces, on était payés comme mannequins. Dans le temps, je lui ai passé mon assistant et je crois qu’il l’a toujours d’ailleurs. Quand Alysson, sa fille, vient à Paris, je la balade. Maintenant, il a un peu changé, il a mal vieilli. Au départ, c’était un gars assez simple, mais le succès lui a tourné un peu la tête. Il me parle moins. Quand il vient à Paris, il me téléphone une fois sur deux. C’est comme Woody Allen qui était un grand ami, même chose. Ce sont des gens qui ont eu la tête qui a un peu trop gonflé. Mais, en même temps, ce n’est pas facile de rester simple. A un moment donné, ils ont été tellement encensés tous les deux alors qu’ils étaient très complexés. Je me rappelle qu’à l’époque, Clint ne pensait pas avoir le courage de faire de la mise en scène. Il a franchi le pas, mais à l’époque de son premier film, il a eu beaucoup d’hésitation. Il était très copain avec Don Siegel qui était un personnage très curieux que j’ai connu aussi. Siegel était proche de Samuel Fuller. Il avait le sens des plans, du montage, du choix des cadres. Et Clint a beaucoup pompé sur lui. Ça a toujours été son maître. Sans lui, il ne serait jamais devenu réalisateur. La dernière fois qu’on s’est vu, il m’avait confié qu’il trouvait ça honteux que Schwarzenegger devienne gouverneur de la Californie parce qu’il voulait lui-même devenir gouverneur. Mais vous connaissez l’histoire d’Arnold? Il était venu une fois présenter un film en France et j’avais voulu à un moment en faire un dans lequel il y avait trois voleurs de bagnole. Je me souviens que j’avais décidé d’engager Schwarzenegger, Stallone et Van Damme pour faire les trois aventuriers. Un jour, il passe sur Antenne 2 et le journaliste lui demande ses projets. Et là, il dit: «je vais tourner avec Jean-Pierre Mocké». Il a prononcé «Mocké» et pas «Mocky». Cinq minutes après, il y avait 20 journalistes chez moi parce qu’ils pensaient que le film avait déjà commencé. Ils sont très accessibles ces gens-là. Glenn Close, Meryl Streep… Ils rêvent tous de tourner en France.

Pouvez-vous nous parler du porno mystérieux que vous avez réalisé intitulé Des couilles en or
Jean-Pierre Mocky: Je l’ai réalisé sous le nom de Serge Batman. Pendant le tournage, j’avais un masque de Batman pour qu’on ne me reconnaisse pas. Mais il a été retiré de la circulation: la fille qui jouait le rôle principal a épousé un mec qui s’est obstiné à retirer tous les films de la vente. J’en ai une copie chez moi mais je n’ai pas le droit de la diffuser. Les films érotiques, c’est un problème parce que ce qui marche, ce sont les films crades. Genre des types de la rue qui baisent une nana de la rue. Dès que vous mettez de l’art avec des belles scènes, le spectateur ne bande pas. L’art ne fait pas bander. J’ai aussi fait L’ombre d’une chance qui est un film olé olé où on voit une pénétration mais il n’est jamais passé à la télévision.

Quand on voit les distributions dans vos films des années 60-70-80, on ne comprend pas pourquoi tout le gratin du cinéma français ne tourne plus avec vous…
Jean-Pierre Mocky: Je ne sais pas. Il y a des acteurs qui refusent. Belmondo voulait tourner avec moi mais il est malade. Delon, je l’ai attrapé et je lui ai dit: «tu te rases et je t’embauche. Si tu restes comme ça, je ne tourne pas avec toi. Tu dois changer». Il me répond: «j’ai changé, j’ai fait Proust.» Je lui ai dit qu’il fallait qu’il se rase la tête, enfin bref qu’il fasse quelque chose. Il ne veut pas. Après, il y a des comédiens comme Bernard Farcy qui se prennent pour les metteurs en scène. Ce n’est pas méchant, mais bon. Gérard Lanvin, il a viré deux metteurs en scène parce lui carrément, Lanvin, c’est le metteur en scène. C’est pour ça qu’il a peur de travailler avec moi. N’empêche, il a une sale réputation. Il a peur que je le rende ridicule. Valérie Lemercier a refusé de bosser avec moi aussi. Binoche, n’en parlons pas. Ça vient du fait que quand vous avez connu quelqu’un à ses débuts, souvent, ça finit mal. Juliette, elle est venue dans mon bureau et c’est moi qui l’ai présentée à Godard. Elle a été engagée dans un de ses films et elle a débuté comme ça. Après, mon assistant l’a engagée dans un film avec Serrault, encore grâce à moi. Quelques années après, je la rencontre dans un studio où elle tourne L’insoutenable légèreté de l’être, de Philippe Kaufman. Elle passe à côté de moi et elle me toise. Après, on m’a fait savoir qu’elle m’aimait bien, mais je n’ai plus voulu travailler avec elle. Elle a refait le coup avec Godard par la suite. Je veux dire, c’est quand même assez grave. Huppert, je suis pas mal avec. On a failli faire Vidange ensemble mais elle voulait Lanvin. Et comme Lanvin ne voulait pas tourner avec moi, j’ai pris Marianne Basler.

Comment jugez-vous les relations entre réalisateur et producteur?
Jean-Pierre Mocky: Au temps d’Henri-Georges Clouzot et de Claude Autant-Lara, les producteurs avaient peur des réalisateurs mais ils les gardaient. Aujourd’hui, les producteurs engagent des metteurs en scène et leur donnent des budgets colossaux pour avoir l’illusion qu’ils auront une mainmise sur ce jeune-là. Du coup, si le film déconne, ils peuvent contrôler. Donc engager un metteur en scène à personnalité s’avère un danger pour eux. Ils préfèrent prendre un mec bon technicien pas auteur. Ça donne toutes les comédies françaises d’aujourd’hui. Tout ça pour vous dire que quand on arrive à mon âge, un faux âge d’ailleurs, on n’est plus crédule. Les distributeurs n’ont plus la passion du cinéma. Dans le temps, lorsqu’ils sortaient Casque d’or qui fut un bide retentissant, ceux qui avaient participé au film l’ont tous aimé et soutenu. Du réalisateur au dernier machiniste. Comme dans une communion. Le producteur finançait le film, le distributeur s’occupait de la pub, et il arrivait ce qui devait arriver : soit le film était un succès, soit c’était l’inverse. Il ne faut pas oublier que le distributeur a une partie de l’État qui couvre ses frais avec l’aide à la distribution donc il est mieux placé que nous.

Le cinéma a-t-il encore un pouvoir sur la société?
Jean-Pierre Mocky: Non, le cinéma n’a plus aucun pouvoir. Les gens de mon âge ne vont plus au cinéma. Ils sont assis devant la télé devant BFMTV. Sur cette tranche d’âge, il y a 5% de gens qui vont au cinéma. Les quadragénaires sont souvent victimes de magazines genre Première et Les Inrocks qui donnent une direction, un peu comme les curés dans les églises. Des journalistes qui aiment les films qu’ils pourraient faire et qui n’aiment pas ceux qu’ils ne pourraient pas faire. Je pense que Jean Vigo auquel je m’apparente un peu était dans la même situation que moi, ou même un réalisateur comme Jean Renoir. Je me souviens avoir lu des critiques sur La règle du jeu qui sont les mêmes que j’ai souvent eues. C’est comme Casque d’or que j’ai découvert très jeune, vers l’âge de 13 ans et j’étais fasciné. Le film n’a pas fait un rond, il a été retiré au bout de quatre jours. Jeux Interdits de René Clément, il est resté sept jours à l’affiche. Sans être prétentieux, on finit par se dire que les bons films sont ceux qui ne marchent pas. J’ai beau aller chez Ruquier dans On n’est pas couché, il dit d’aller voir le film, c’est comme s’il pissait dans un violon. Personne n’y va. Ce qui veut dire que toutes les émissions que je fais ne servent strictement à rien sinon à me faire connaître pour la province. Ça prouve aussi que les jeunes ont beaucoup de mal à faire les films. J’en ai qui viennent tous les jours pour voir comment on en fait un. Aujourd’hui, un artiste devrait faire un film avec rien du tout. Les industries techniques, le laboratoire, la lumière, la caméra, les acteurs, les techniciens, l’assurance, les restaurateurs devraient lui être gratuits. Ils doivent tous permettre à un réalisateur de faire un film qui ne coûte rien, prendre un risque sur une œuvre quelconque et ensuite l’équipe se partage les bénéfices.

Pour digresser deux secondes sur Aznavour, pouvez-vous dire quelques mots sur Fleur de rue, film que vous vouliez faire avec lui?
Jean-Pierre Mocky: Comme tout le monde, j’ai des projets de films-rêves. J’en avais un avec Nathalie Baye, un autre avec Catherine Deneuve sur une SDF qui dirige une bande dans le métro. Encore un autre contre-emploi après Agent Trouble, Catherine serait une vieille femme qui a des cernes sous les yeux et un monocle. Le film s’appellerait La souris déglinguée. Celui avec Aznavour retracerait la fermeture d’un bordel en 1945. Ce qui me passionnait dans ce projet, c’était de filmer une époque que j’ai connue dans un film divisé en deux parties comme Les enfants du Paradis. Sur ces dix dernières années, un nombre incalculable de gens s’y sont intéressés. Entre temps, les interprètes ont changé: au départ, je voulais Adjani, Delon, Belmondo, Noiret, Serreau, Deneuve. Au fil des ans, ça a changé. Dans ce film, Aznavour jouait un cul-de-jatte qui faisait des pipes aux clients parce qu’il était tout petit. Ces personnes existaient quand j’étais à Pigalle, comme la prostituée qui lisait Sartre en faisant le tapin. Aujourd’hui, il n’y a que les japonais qui s’intéressent à cette histoire.

Vous n’avez jamais cherché des fonds ailleurs qu’en France?
Jean-Pierre Mocky: C’est ce qu’a fait Orson Welles vers la fin de sa vie. Il réalisait des films co-financés par le Maroc, la Suisse, la Roumanie. Mais le malheureux a connu les mêmes ennuis que moi. Il faut savoir qu’on a brûlé le studio de Melville parce que des gens jaloux ne supportaient pas l’originalité de son cinéma. C’est comme si moi, on me brûlait mon appartement. Dans ce milieu, les gens me haïssent, vous ne pouvez pas savoir. Tout simplement parce qu’ils haïssent la liberté et se compromettent à faire des choses qu’ils ne veulent pas. Ils ne sont pas moins intelligents que moi, il ne faut pas croire que je pense l’inverse, ce n’est pas vrai. Mais pour des raisons de vie, ils veulent bien vivre, avec leur maîtresse, leur voyage aux Seychelles etc. Finalement, ils deviennent des automates au service de grandes sociétés et on leur fait faire n’importe quoi. Au début de ma carrière, je n’avais pas d’ennemi dans le milieu parce que les cinéastes de l’époque pensaient que je n’irais pas loin. Finalement, je tiens depuis cinquante ans. Je prends l’exemple de Molinaro qui avait réalisé La liberté en groupe. Il adorait son film si bien qu’il voulait en faire d’autres comme ça. Finalement, il a fait La cage aux folles et plein d’autres trucs en n’ayant jamais fait le film qu’il voulait. Maintenant, il est vieux, malade et il regrette. Un soir, je discutais avec mon agent, il y a longtemps de ça, qui me disait que si je ne rentrais pas dans la famille, je serai toujours tout seul. L’idée de «rentrer dans la famille» consistait à copiner avec tous ces connards que je ne supporte pas. Ils haïssent autant Tarantino que Cassavetes, uniquement parce qu’ils possèdent la liberté qu’ils n’ont pas. Tout ça pour dire que la situation pour les réalisateurs est proche de Kafka. Je suis un monument vivant. J’aurai Greta Garbo dans mon film, il sortirait directement en dvd. Ce qui est curieux dans ma carrière, c’est que j’ai tenu aussi longtemps. Parce qu’un autre, au bout de deux trois échecs, se serait effondré. Même Robert Enrico avant sa mort, il était cuit. Les gens de ma génération n’ont pas continué. Alors, moi, je continue, je ne sais pas comment parce que mon système de production n’est pas très élevé. J’étais l’autre jour avec un jeune homme qui avait fait un film pour 200 euros. C’est sûr qu’il ne l’a pas fait en 35 avec une steady-cam. Mais à la limite, si vous voulez, ce qui m’intéresserait, ce serait de faire un film qui coûte 200 euros. A ce moment-là, je prends 200 euros dans ma poche, je les pose là (il tape sur la table) et je peux faire ce que je veux. Par exemple, aujourd’hui, j’ai eu une histoire fabuleuse qui m’a été amené par un américain. C’est l’histoire d’un type qui naît avec une toute petite bite, il est employé dans un laboratoire, ça ressemble un peu à des films comme Chéri, je me sens rajeunir avec Cary Grant. Ce serait traité comme une biographie. Ce type vit avec un savant qui cultive des légumes et veut les faire grossir: des grosses tomates, des gros concombres. Il a un laboratoire et un jour, il veut faire grossir un lapin, alors il fabrique des biscuits parce le lapin a peur des piqûres et il ne veut pas le traumatiser. Et son assistant prend le biscuit et il y a sa bite qui augmente. On ne verra jamais de bite dans le film, mais c’est intéressant de voir le pouvoir d’un mec capable de faire ça. Du coup, les mecs qui sont montés normalement ne sont pas contents. Il y a une lutte entre ceux qui sont bien montés et ceux qui vont l’être. Ça débouche sur un pamphlet de l’adultère. Les maris deviennent aussi performants que les amants etc. Voilà, vous arrivez toujours à faire des films…

Vous aviez annoncé un projet avec Mickey Rourke quelques temps après Barfly. C’est un rendez-vous manqué?
Jean-Pierre Mocky: Je le présente à mon producteur dans un bar d’hôtel. Mickey boit comme un trou, et ivre mort, il va aux toilettes. Il revient et s’installe à une autre table face à deux inconnus et continue la discussion croyant que c’était nous! Le producteur est bien sûr parti furieux. Mickey Rourke était quelqu’un de charmant, mais il tournait moins et se trouvait dans une période délicate. Le métier d’acteur est difficile, souvent ils boivent ou se droguent lorsqu’ils ne tournent pas.

Dans le supplément disponible sur le DVD de Litan, on peut voir la bande-annonce où vous faîtes un bras d’honneur en citant John Boorman et Brian de Palma. Qu’est ce qui s’est passé à Avoriaz, cette année-là?
Jean-Pierre Mocky: Dans le jury du festival d’Avoriaz, il y avait quatre personnes. Il y avait John Boorman, Brian de Palma, Georges Lautner et je crois Edouard Molinaro. Le film se déroule. Et pendant que le film est diffusé, parce que le jury est avec les spectateurs, figurez-vous, mon cher, qu’ils ricanaient comme des baleines. Alors, à la fin de la projection, Lautner se lève et fout une paire de baffes à l’autre là, je crois que c’était De Palma parce que je n’étais pas là. Je ne vais jamais aux projections, j’ai peur quand je suis dans la salle. Lautner était en colère et se demandait comment on peut rire aussi bêtement du film d’un confrère. Ce n’était pas déontologique. Alors j’ai eu la récompense suprême: Spielberg a trouvé le film très bon et l’a acheté. Ça a été ma revanche. Mais je dois dire que Brian de Palma est un personnage odieux. Je l’ai noté. Vous savez, comme je ne suis pas quelqu’un de prétentieux, je ne supporte pas Tavernier, je ne supporte pas Boorman, je ne supporte pas David Lynch et je ne supporte pas celui que je supporte le moins, c’est Théo Angelopoulos. Alors celui-là, n’en parlons pas! Ce sont des gens qui se croient tout permis… Ce qui me fait rire pour revenir à David Lynch… Les gens ne comprennent pas ses films mais ils y vont quand même. Un jour, j’étais avec Alain Resnais. Il venait de réaliser L’année dernière à Marienbad. Resnais était un homme extraordinaire qui faisait des films que lorsqu’il ne comprenait pas le scénario. Je me souviens qu’on était avec un journaliste dans un café, à côté du l’UGC Normandie qui lui dit qu’il y a un chat noir et un chat blanc dans Hiroshima mon amour. Lui il acquiesçait puis quand le type est parti, il m’a dit : «J’ai jamais mis de chat dans mon film». En tous les cas, il ne l’avait pas remarqué. Alain était quelqu’un de très pince-sans-rire. Un jour, il y avait L’année dernière à Marienbad qui se jouait au Publicis. Pendant que le film est projeté, il y a Alain qui vient me chercher dehors et qui me dit: «viens voir!». Alors, on est descendu dans la salle, puis il y avait des gens qui ronflaient et l’ouvreuse tapait sur l’épaule des gens pour qu’ils se réveillent (rires). Les spectateurs s’étaient endormis tellement ils se faisaient chier mais ils y étaient allés parce qu’il fallait aller le voir. Resnais savait très bien que c’était chiant comme la pluie. C’est ça qui était génial avec Alain, c’est qu’il faisait des trucs terriblement emmerdants tout en le sachant. C’est ça qui est beau. Je savais qu’il appréciait beaucoup mes films parce que ça le faisait rire. C’est l’une des plus belles rencontres que j’ai faite de ma vie avec Billy Wilder qui était un homme remarquable. Fritz Lang, quelle merveille aussi. C’étaient des personnages!

Dans votre filmographie, on a l’impression qu’il y a un avant et un après Une nuit à l’assemblée.
Jean-Pierre Mocky: Oui, c’est un hommage aux Marx Brothers parce que j’avais connu Groucho Marx à l’époque et j’étais fasciné par Une nuit à l’opéra, Une nuit à Casablanca etc. Alors, j’ai appelé ça Une Nuit à l’assemblée. Alors, comme il y avait des mecs à poil, ça a fait un scandale. Ça a d’ailleurs été le début d’une traversée du désert parce qu’à partir de ce moment, les sociétés ont eu peur de moi et pendant un certain temps, n’ont plus fait appel à moi.

Quels sont les films que vous conseilleriez à un jeune cinéphile qui souhaite découvrir votre cinéma?
Jean-Pierre Mocky: Le problème avec la découverte tardive des auteurs, c’est que les films contemporains sont moins appréciés. Les films que je réalise aujourd’hui deviendront cultes dans 20 ans, pas maintenant! Les derniers Blake Edwards sont moins appréciés que les premiers alors qu’ils ne sont pas mauvais. Il y a un temps d’accommodation… Prenez les viticulteurs : certains vins datent des années 50, 60, 70… Plus le vin vieillit, mieux il est considéré. Certains trouvent le Corbières dégueulasse, moi j’adore le Corbières. Mais j’ose dire qu’il est bien avant que les autres ne le disent ! Prenez des cinéastes comme Raoul Ruiz et Jim Jarmusch. Il a fallu attendre des années pour que leurs films soient considérés. A l’époque, on les prenait pour des cons. C’est comme Jerzy Skolimowski… Putain mais à l’époque, tout le monde s’en foutait de Skolimowski, principalement les journalistes. En fait, le principe d’un film culte, c’est un film qui, au moment où il sort, est totalement ignoré par la critique et le public. Souvent, les gens pensent à tort que les films cultes sont ceux qui marchent en salles genre des conneries comme Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ?!?!. Ce n‘est pas vrai. La preuve : tous mes films cultes sont ceux qui n’ont pas marché comme La cité de l’indicible peur, classé 99ème meilleur film au monde sur 100. Dans mes souvenirs, Les enfants du paradis était 10ème, A l’ouest, rien de nouveau numéro 1. La cité de l’indicible peur a cartonné aux États-Unis alors que ça se passe en Auvergne… Michel Gondry m’a dit que c’était son film préféré. Les 4 millions de spectateurs, je les faisais déjà avec Y a-t-il un français dans la salle? dans les années 80.

Un film que vous avez réalisé et que vous trouvez sous-estimé?
Jean-Pierre Mocky: Les ballets écarlates. Personne n’en a parlé, c’est un film fort et dérangeant. Mon film c’est du Douglas Sirk, un mélo sur une mère qui cherche son enfant; enfin, c’est Les deux orphelines. Sauf que cette mère découvre brusquement un réseau de pédophiles en province où il y a un député, un juge, pas de curé cette fois-ci. Elle démantelait le truc. La police ne peut pas l’aider parce qu’on ne peut pas toucher à ces gens-là. Résultat, elle prend une mitraillette et les abat tous à la fin. On me réplique que si toutes les mères dont les enfants ont été violés tuaient les responsables à la mitraillette, ce serait quand même très grave. Mireille Dumas avait vu le film pour en parler dans son émission et elle m’avait dit «oh non, tu te rends compte, on ne peut pas montrer ça!». Mine de rien, ça reste le grand problème du cinéma actuel. J’ai vu les choses se détériorer, un peu comme le réchauffement de la planète: voir comment la pub soutenait le film plus que le film lui-même, plus que les spectateurs… Mon vrai problème, c’est qu’après avoir réalisé Le miraculé qui à l’époque avait fait 115 000 entrées dans la première semaine, je pensais avoir fidélisé un public. J’aurais dû me méfier: Michel Deville que j’aime beaucoup avait fait un film qui s’appelait Benjamin ou les mémoires d’un puceau (1968) et il avait fait un tabac. Le film suivant, Bye bye, Barbara dans lequel il y avait une actrice qui s’appelait Eva Swann qu’ils avaient essayé de lancer comme une vedette, s’est complètement cassé la gueule. Zéro.

Que deviennent vos derniers films?
Jean-Pierre Mocky: Vous avez vu ce film Le rebelle, de King Vidor? C’est l’un de mes films phares. Dans cet ouvrage, Gary Cooper joue un architecte qui a beaucoup de talent et très original, alors tout le monde lui en veut, tout le monde essaye de le descendre parce qu’il se distingue des autres. Je ne me prends pas pour cet architecte-là mais Godard et moi, et quelques autres, on n’est pas dans le courant. Vous avez l’hostilité des exploitants, des distributeurs, des producteurs, quelquefois même des confrères. Alors voilà, mes films sont comme des produits que l’on congèle. Comme des langoustines quoi. Et on attend… On attend quoi ? On attend qu’un milliardaire passionné et cinéphile vienne et dise «ah mais le père Mocky, il fait un nouveau film et il a l’air bien».

Parmi vos derniers, on a beaucoup ri devant Le deal
Jean-Pierre Mocky: C’est vrai qu’il est drôle, ce film. J’ai beaucoup été critiqué pour une scène où je montre des séances de masturbations collectives. Robert Redford m’avait demandé de faire un documentaire sur les femmes qui se branlent dans des gymnases parce qu’elles n’ont pas d’orgasme avec leur mari. Vous pensez bien que je ne l’ai pas inventé, ça existe vraiment. J’ai voulu mettre ça en me disant que ce serait rigolo. Les gens trouvent ça insensé parce qu’on voit des voyeurs qui matent. Mais là où il y a des femmes qui se branlent, il y a des voyeurs. Forcément. Dans certains hôtels à Paris, il y a des trous dans les chambres. J’ai vu ça de mes propres yeux. Des anonymes regardent les autres baiser dans des chambres. C’est classique, ça date de 1900, pas d’aujourd’hui. Quand je suis parti aux Etats-Unis, je suis allé dans un de ces clubs où des femmes se branlent sous la direction d’un ancien des pompes funèbres. Alors l’espèce de connard leur demande de se branler de telle ou telle façon. J’ai trouvé ça amusant de mettre ça dans le film alors que ça n’avait rien à voir. Pour Le deal, j’ai écouté mon ami Eric Rohmer. Dans le temps, il avait réalisé Le Rayon Vert et était dans la même situation que moi. Il n’avait pas beaucoup d’argent pour le sortir. Il a collaboré avec une chaîne de télévision et elle a passé son film la veille de la sortie en salles.

Vous conseillez quoi à un jeune cinéaste?
Jean-Pierre Mocky: Ne jamais entrer dans le système. Le système est monté de toute pièce, les ministres de la culture sont pourris. C’est dommage parce que j’ai connu André Malraux – et je ne suis pas de droite – qui était très bien. Une fois, je suis rentré dans son bureau, il m’a filé 60 000 balles, je n’avais pas de dossier et il a compris que j’étais dans la merde. Ça sert à ça pour moi, le boulot de ministre de la culture. Quand j’ai sorti Tourist oh yes, qui est très drôle, proche de l’humour de Tati, le film a été racheté par les Américains pour un petit circuit. Personne ne m’a appelé pour ce film. Le plus bel exemple reste le petit Leos Carax que j’aime bien avec son petit chien et sa mère mais le problème, c’est qu’il s’est tué. J’ai été le secrétaire personnel d’Erich Von Stroheim. Un jour, Erich a fait un film où il avait fait construire Monte Carlo à Hollywood. Il a tout fait détruire parce que ça ne lui plaisait pas et l’a fait reconstruire. A cause de ça, il est resté 25 ans sans travailler alors que c’était un réalisateur génial. Jean Yanne, qui était un ami, a fait Liberté, égalité, choucroute. Il fait construire un décor, il n’aime pas, il fait démolir, le film se casse la gueule. Il n’a plus jamais fait de mise en scène. Pour Les amants du pont neuf, Léos Carax a fait reconstruire le Pont Neuf en Avignon. Premièrement, il ne tourne pas à Paris alors qu’il avait le vrai Pont Neuf, sous prétexte que Denis Lavant s’est coupé le petit doigt avec une tondeuse à gazon. Jack Lang avait tout bloqué à l’époque. Il a tout fait reconstruire, le quai de la seine et le pont, en Avignon. Ils ont tourné au bord du Rhône mais une fois arrivés sur place, ils se sont rendus compte qu’ils s’étaient trompés: ils avaient construit le BHV au Nord et pas au Sud. Eh bien vous savez ce qui s’est passé: il a tout fait détruire pour le reconstruire de l’autre côté. Alors ce film a ruiné tout le monde. Le producteur était tellement traumatisé qu’il en est mort. Ça a finalement été repris par Christian Fechner. Le CNC a mis 500 millions de francs là-dedans sans aucune garantie! J’ai demandé ça l’autre fois à Jack Lang dont le fils a épousé ma fille, donc je le connais bien. Et la raison, c’est que Carax était dans le vent à l’époque et personne n’a rien osé dire. En ne disant rien, ils ont coulé le film, ils ont coulé le producteur, ils ont coulé Carax en même temps. C’est presque du sabordage. Quand vous vivez normalement avec une choucroute et un bœuf mironton tous les soirs, vous ne comprenez pas ce qu’ils foutent avec tout ce pognon.

Sinon, question simple: quels sont vos films préférés de tous les temps?
Jean-Pierre Mocky: En France, je dirai Les enfants du Paradis et à l’étranger, L’île nue, parce que c’est un film où il ne se passe rien. C’est le summum de la réussite : faire un film avec rien. Avec cette musique formidable. C’est peut-être le plus beau film que j’ai vu de ma vie. Orson Welles pensait d’ailleurs la même chose. Il a passé les dernières années de sa vie avec moi. J’ai accompagné trois cinéastes dans la mort: Orson Welles, Luis Buñuel et Federico Fellini. Et ils sont morts dans la misère; ce qui est inconcevable car c’était de grands bonhommes et on les a laissés crever. Jean Vigo aussi, mais il était un peu «l’homme qui devait mourir dans la misère». Il était très malade très tôt, ça explique d’ailleurs sa carrière très brève. C’est comme Max Linder qui s’est suicidé à 36 ans. Orson, c’était un type merveilleux: on cherchait de l’argent pour lui et on ne trouvait pas. Surtout les financiers refusaient de lui donner de l’argent. C’est le problème des génies et il ne vaut mieux pas en être un. Buñuel était sourd. Ça lui rendait la vie bizarre parce qu’il n’entendait rien et du coup, il était dans un autre monde. Lui, peu de temps avant sa mort, il a été abandonné par ses enfants par-dessus le marché. Fellini, lui, est mort dans la misère morale parce qu’il avait encore un peu d’argent. Et je lui ai rendu visite trois jours avant son décès. C’était un clown et j’adore les clowns parce que j’adore le cirque. J’ai connu Tati dont j’étais l’assistant et sa fille était ma monteuse pendant dix ans. Fellini était comme Tati: un clown. Orson, lui, était plus taciturne: il aimait bien se transformer, se maquiller… Il était imposant mais c’était quelqu’un de très tendre. A chaque fois qu’il tombait amoureux d’une femme, il la couvrait de cadeaux. Je l’ai rencontré dans un laboratoire au moment où il montait Une histoire immortelle (1968), un téléfilm pour Antenne 2 avec Jeanne Moreau. Il montait dans une salle et j’étais dans celle à côté. A la pause de midi, on allait bouffer ensemble et on est rapidement devenus amis. A l’époque, il vivait dans une chambre de bonne Rue Washington au sixième étage, vous vous rendez compte? Les gens ne le savent pas, ça… Il voulait faire Calme Blanc, ça n’a jamais pu se faire. Quand il a commencé son Don Quichotte, il a eu des problèmes de fric avec des marocains, des suisses, des yougoslaves. Le financement était terrible! Aujourd’hui, on n’a plus de génies comme Orson.

Qu’est-ce que vous n’aimez définitivement pas aujourd’hui?
Jean-Pierre Mocky: Les escrocs! Vous savez, je n’aime pas critiquer. Critiquer un confrère, c’est lâche et égocentrique. Mais je peux quand même arriver, dans des émissions de télé, à détecter les faussaires. C’est simplement de jeunes réalisateurs qui pompent les anciens. Ils font des patchworks de Roberto Rossellini et de Robert Wise. C’est comme un plat: il y a un peu d’olive, de saucisson, de fromage et après ils disent qu’ils ont fait le film. Ils sont très forts ! Et alors là, on peut parler d’une vieille anecdote qui a fait le tour de la France. Celle sur Gérard Oury, un acteur pas très bon qui a décidé un jour de faire du cinéma et qui, avec sa fille Danièle Thomson, se demandait comment faire. Eh bien, c’est très simple: ils ont acheté un «Pathé Baby», une lanterne magique pour se projeter des films en 8mm. Et ils se projetaient tous les Harold Lloyd, Charlie Chaplin. Dans un sketch, Lloyd roulait sur une avenue. Sa voiture en tamponnait une autre et tombait entièrement en ruine. Oury a dû se dire que c’était pas mal. Alors il a dit à la fille «vas-y, écris-le!» (il rit). Alors je me suis marré en voyant Le Corniaud. Oury ne l’a jamais reconnu mais c’est un plagiat. On l’a appris des domestiques qui travaillaient chez eux, à l’époque. Mon ami Tarantino, c’est le contraire: lui, il avoue ses emprunts. Je pense à Bruce Lee pour Kill Bill. C’est pas un faussaire puisqu’il l’avoue. Les autres se prennent tellement tous au sérieux. Malheureusement, il y en a beaucoup dans le cinéma, soit ils piquent intentionnellement – ce sont les plus lâches et les plus méprisables – soit ils ne s’en rendent pas compte. D’accord, c’est très dur de ne pas copier. Pour cela, on est obligé de délirer. Si vous restez trop classique, vous restez anonymes. Moi j’ai toujours essayé de faire en sorte qu’au bout de cinq minutes, on devine que c’est du Mocky. Bon ou mauvais, ça reste du Mocky. C’est à mon sens la force d’un réalisateur: revendiquer son style à lui. Je n’ai pas fait que des chefs-d’œuvre mais je suis unique et c’est ma noblesse.

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