[LOST RIVER] Ryan Gosling, 2014

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Pour son passage derrière la caméra, Ryan Gosling s’est admirablement entouré pour décrire tel un post-adolescent romantique un monde éteint, hanté par des fantômes et pour traduire aussi la nécessité de raviver le pouvoir d’un cinéma en voie d’extinction. A réévaluer, vite.

PAR ROMAIN LE VERN

Dans une ville qui se meurt, Billy (Christina Hendricks), mère célibataire de deux enfants, est entraînée peu à peu dans les bas-fonds d’un monde sombre et macabre, emmenée en taxi par un charmant Reda Kateb façon Edith Scob dans Holy Motors en moins crispé. Pendant ce temps, Bones, son fils aîné (Iain De Caestecker), découvre une route secrète menant à une cité engloutie. Billy et son fils devront aller jusqu’au bout pour que leur famille s’en sorte…

C’est peu dire que Ryan Gosling, très attendu au tournant et accueilli en grande pompe à Cannes, s’en est pris plein la gueule au moment de la sortie de Lost River, son premier long métrage en tant que réalisateur. Énumérons les griefs formulés à l’encontre de son coup d’essai. Pour commencer, l’intrigue serait absconse. Or, et c’est sans doute les effets de multiples remontages, il ne nous a pas semblé nécessaire de prendre du LSD pour trouver le récit clair et limpide. Deuxième reproche : Gosling aurait pioché à gauche et à droite chez tous les cinéastes du bizarre (Lynch, Argento, Noé, Korine) pour reproduire des codes esthétiques façon beau-gosse chelou poseur. Étrangement, personne n’a attaqué Nicolas Winding Refn sur ce terrain. D’autant que le réalisateur de Only God Forgives ne signe jamais un film sans hurler ses principales influences, ayant compris que depuis Hollywood Babylone le pillage artistique constitue un péché véniel.

Officieusement, cette curée anti-Gosling ressemble un peu beaucoup à du délit de belle gueule pour celui qui de toute évidence s’inspire davantage d’un cas vraiment étrange, à savoir Charles Laughton (La nuit du chasseur), que de tous les réals susmentionnés. Comprenez, ça paraît suspect, cette fascination soudaine de Gosling pour le zarbi chic. Sauf que Gosling a toujours été attiré par les forces obscures ; ce n’est pas pour rien si, à ses débuts, avant de devenir l’ange exterminateur de Drive, il s’est illustré dans des rôles extrêmes. Le juif nazillon de Danny Balint (Henry Bean, 2001), c’était lui. Le tueur parfait de Calculs Meurtriers (Barbet Schroeder, 2002), aussi. Des bases solides, formatrices, pour l’icône à tête froide, totalement lucide sur l’usine à rêves, envisageant le cinéma comme « quelque chose qui sauve ». Le procès des emprunts nous semble un faux procès puisque, dans Lost River, le train fantôme est rouillé, abandonné, en panne. Et que la magie inhérente à ce cinéma-là se révèle éteinte. On n’est pas dans la pose ni dans la copie mais dans des ruines : ruines de Détroit, ruines de victimes du crash économique américain post-Lehman Brothers (la menace de la clochardisation planant au-dessus de leurs têtes), ruines de rêves.

Pourquoi ne pas se réjouir qu’un acteur en pleine lumière s’intéresse à l’obscurité et cite comme ça, au détour d’une interview, que son film préféré est Innocence (Lucile Hadzihalilovic, 2014)? Ryan Gosling ne ment pas sur cette attraction et a le malheur d’avoir du goût (skandal!). De fait, il a eu le culot de bien s’entourer : le compositeur Johnny Jewel, le chef-op Benoît Debie, le monteur Valdis Oskarsdottir. Lost River lui ressemble à 100%. Gosling réalisateur aborde le cinéma non pas comme une star capricieuse mais comme un enfant dans l’apprivoisement de l’imaginaire pur, travaillé par l’émerveillement, effrayé par les monstres dans le noir (le titre US, c’est How to catch a monster). Ses intuitions sont poétiques, belles, nobles, convoquant le merveilleux dans un monde post-apocalyptique déserté, abandonné aux racailles, où l’imaginaire et l’art ne suffisent plus pour s’extraire d’un réel sinistré.

La maison qui flambe dans le climax, c’est évidemment notre culture qui flambe, ce sont tous les films bizarres qui disparaissent : naguère fantasmés car invisibles, désormais accessibles en deux clics et en même temps perdus aux confins des sites de téléchargement. Que transmettre aux générations futures (il n’y a pas un petit enfant pour rien) lorsque la sensibilité, la recherche du Graal, la curiosité, l’art n’existent plus? Le salut passe par cette idée qu’il faut réveiller une cité engloutie pour sauver tout ce cinéma de la marge, pour contrer l’imminence de sa disparition, de son évaporation. C’est ce que va accomplir le fils aîné, soudain conscient de son super-pouvoir et de son rôle quasi-mythologique, devant sauver sa mère et plus généralement sauver le monde en le rallumant.

Le cabaret dans lequel la mère courage se rend s’avère quant à lui un club bizarre. Un vestige de salle de cinéma où des stars comme Eva Mendes meurent éclaboussées de faux sang, où tout n’est qu’illusion, facticité, Grand Guignol, fantômes, monstres… C’est dans ce Café Flesh soft, ce dernier refuge romantico-trash, que l’on se sent encore vivant. Là-bas, d’anciens films tant aimés revivent (Santa Sangre de Alejandro Jodorowsky entre autres) et le désir renait (les hommes se consument pour des femmes statufiées dans des caissons en latex). Ailleurs, dans une maison quasi-abandonnée, une vieille femme (Barbara Steele, inoubliable dans Le masque du démon de Mario Bava) attend l’illumination comme une statue de cire. Attendant que le cinéma qu’elle a connu renaisse de ses cendres, qu’il brûle de nouveau et de mille feux. La photo féérique de Benoît Debie contribue à ranimer ce cinéma-là, à raviver le pouvoir ensorcelant des images, comme on réveille des morts ou comme on visite des fantômes. Detroit est un fantôme. Eva Mendes est un fantôme. Barbara Steele est un fantôme. Le cinéma vit de fantômes et Ryan Gosling a bien raison : il nous sauve.

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