[L’AUTRE] Robert Mulligan, 1972

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Robert Mulligan a marqué au fer rouge avec L’autre (The Other), film terrible sur deux jumeaux blonds comme les blés liés par un secret. Chef-d’œuvre chaos.

Que ceux qui adorent l’angoisse sourde, les dérèglements intérieurs, les ambiances schizoïdes, les secrets dérangeants, les non-dits assassins et les traumatismes doucereux se précipitent sur L’autre, de Robert Mulligan, travail d’orfèvre dans un genre naguère peu fréquent et/ou rompu aux poncifs précautionneux. Il était une fois, dans les années 30, dans une ferme a priori placide du Connecticut confrontée à la crise économique, l’histoire terrible de deux frères jumeaux, solitaires et sans amis, élevés par leur grand-mère à la suite de la mort du paternel. L’un des deux possède un étrange pouvoir qui, selon lui, lui permet de se substituer mentalement à un animal ou à un être humain. Du moins, le pense-t-il, en jouant avec sa grand-mère, discrètement complice et secrètement torturée. Attristée par la mort de son mari, la mère des deux petits, mutique et anxieuse, reste cloîtrée dans sa chambre. Ailleurs, des événements du genre louches se produisent: un cousin s’empale sur une fourche dans la grange; une voisine meurt d’une crise cardiaque, ce genre. Petit à petit, le vernis craquelle et la cruelle réalité, celle que l’on cache aux enfants pour qu’ils s’endorment paisiblement, éclabousse aux visages des personnages. Contraste saisissant avec le décor calme et accueillant. Il était une fois la fin des tours de magie et la découverte d’un grand méchant loup niché au plus profond de soi-même.

Conte fantastique au pouvoir ensorceleur, L’autre gagne à être connu pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour avoir inspiré tout un pan de cinéma fantastique post-seventies en s’autorisant des audaces impressionnantes pour l’époque (conclusion sang-pour-sang noire, jeux dangereux avec la schizophrénie, diabolisation de l’enfance peu de temps après La Maison des Damnés). Par extension, avec son univers limbique de ghost story, son coup de théâtre final inattendu et ses personnages prisonniers de la culpabilité coincés dans des purgatoires mentaux, le film demeure une référence fondamentale qui a par exemple récemment servie à Amenabar pour mettre en scène Les Autres et, de manière encore plus évidente, à Kim Jee-Woon qui l’a élégamment pompé pour ses Deux Sœurs. Ensuite, pour ses qualités plastiques: il contient dans ses moments de suspension et ses interstices des moments de génie qui se manifestent dans l’utilisation de la lumière, la composition des plans et, généralement, l’art de suggérer avec un minimum de moyens.

On n’a jamais oublié la dernière demi-heure, climax asphyxiant et viscéral où les événements s’accélèrent et les ombres bouffent progressivement les restes de lumière. À bien des égards, cette histoire de traumatismes traverse les époques et ridiculise, encore aujourd’hui, la concurrence. Sa réussite formelle est redevable à Robert Mulligan, réalisateur sous-estimé du Silence et des ombres, épatant film de procès sur fond de discrimination raciale. En ce qui concerne l’histoire de L’autre, c’est une affaire d’obsession.

En surface, le canevas a été construit autour de la gémellité, thème fantastique s’il en est. En profondeur, le résultat donne une importance cruciale à l’atmosphère durablement construite autour des personnages et aux squelettes dans le placard. Fort de l’adaptation de Tom Tryon de son propre roman (il est également connu pour être le producteur de Johnny s’en va-t-en guerre, autre grande plongée mentale et perturbante), Mulligan privilégie les cases intimistes aux débordements spectaculaires, la psychologie aux excès sanguinolents et fait basculer le paradis vert de l’enfance vers des abîmes gothiques et le fantastique. C’est ce qui rend le film toujours aussi puissant: il met en scène un drame schizo muni de son habituelle précision classique, de ses lents et paradoxaux effets de sidération. Le réalisateur mise sur la suggestion (le hors champ, l’ellipse) et montre un cadre réaliste gangrené par le fantastique. En résultent des parti-pris étonnants et sciemment malaisants comme celui qui consiste à ne pas filmer dans le même plan deux jumeaux qui, dans la vraie vie, le sont réellement (les frères Udvarnoky). Dans le récit, ce fossé se ressent. En dépit de l’apparence similaire, les frères jumeaux ne se correspondent pas: l’un symbolise le bien; l’autre, le mal.

La bande-son de Jerry Goldsmith, lancinante et raffinée, amplifie quand cela est nécessaire un lyrisme déchaîné. Comme toujours avec le genre, chacun est libre de lire un sous-texte pervers aux images. On peut prendre le film comme une réflexion sur l’amour protecteur dont les effets seront inverses à ceux désirés. Tout ce qui devait être amour et protection finit par n’être que destruction. En termes de profondeur psychologique, on n’a sans doute pas fait plus exigeant depuis. Solidement épaulé, Robert Mulligan a sculpté ses personnages à même les ténèbres, les a fondu dans l’obscurité pour qu’ils n’en ressortent plus et organisé des images d’une splendeur élégiaque envoûtante qui restent durablement gravés dans l’esprit. L’image finale (tétanisante) donne au spectateur la liberté d’interpréter comme il désire l’issue de l’intrigue. Et ce délicieux trouble continue de nous hanter. Chef-d’œuvre? Absolu.

1h 48min / Epouvante-horreur, Drame
De Robert Mulligan
Scn: Tom Tryon
Avec Uta Hagen, Diana Muldaur, Martin Udvarnoky
Titre original The Other
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