[L’AUTRE] Pierre Trividic & Patrick Mario Bernard, 2008

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Après Dancing, Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard signent un second long métrage vertigineux doublé d’un bien beau portrait de femme sous influence.

PAR ROMAIN LE VERN

Des lumières d’étoiles paumées dans le ciel. Une autoroute, une ville, un appartement. Puis, une femme de dos, face à son reflet dans la glace, face à son «autre», qui se donne un coup de marteau sur la tête. Comme ça. On n’a encore quasiment rien vu de ce film que l’on est déjà sous le choc. En quelques plans, Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, déjà repérés avec Dancing, flanquent un cafard qui se répercutera pendant tout le film à la manière d’un tic-tac anxiogène. Mais qu’est-ce donc que cet objet bizarre qui vient nous percuter au-dedans ? On ne sait pas bien. On sait juste que l’on perd pied sans le vouloir et que tout ce qui va nous être raconté va nous toucher intimement.

Pendant près de deux heures, les cinéastes Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard poursuivent les obsessions de Dancing, leur premier long-métrage amoureusement réalisé en DV. A l’époque, ils se mettaient eux-mêmes en scène, effeuillaient leur couple réel/fictif pour le mettre à nu et en danger. Chaque plan était déjà absorbé par une noirceur jaillissant des ténèbres (le sous-sol fantasmagorique du dancing, peut-être hanté par des fantômes). Dans L’autre, à la base adapté du roman L’occupation, d’Annie Ernaux, il est une nouvelle fois question de doubles, d’univers mentaux confinés, de sentiments de perte dans un monde inapprivoisable, d’ours dissimulés dans les endroits les plus incongrus, d’une solitude de grizzly qui ronge de partout. Une solitude provoquée par une déchirure sentimentale chez une quadra (Dominique Blanc), quittée par un mec plus jeune qu’elle pour une autre, larguée quelque part entre son monde intérieur (elle, ses névroses secrètes, sa souffrance abyssale) et le monde extérieur (lui, son absence, son secret qui entretient le suspens).

Connaître le visage de celle avec qui ce dernier a refait sa vie n’a aucune importance. Ce qui importe, c’est justement ce que l’on ne voit pas et ce que l’on a tort d’imaginer : fantasmer l’ennemi dans la glace dont le regard vous glace. Le personnage principal nourrit une jalousie maladive envers celle qui l’a remplacée dans le cœur de son ex. Incapable de refaire sa vie, incapable de faire peau neuve, elle s’englue dans un état de stagnation. S’ensuivent la persécution (des coups de fil anonymes à celles qui éveillent des doutes), la paranoïa (impression de ne plus être soi-même), l’hallucination (vision du double dans le RER) et peut-être la réconciliation avec soi-même (la mémorable scène du jeu de jambes). Enfin, on reprend les rails de Dancing. Dans L’autre, on retrouve ce couple désaccordé où l’un ne peut plus suivre l’autre, ni même survivre sans l’autre. Il y a d’un côté la douce rêverie urbaine dans des lieux anonymes et pourtant si rassurants (un centre commercial) et l’horrible cauchemar dans les lieux les plus isolés (un appartement familier qui se transforme indistinctement en antre Lovecraftien). On erre entre le fantasme et la réalité, entre les monologues du cœur et la grisaille du quotidien.

On pourrait penser à du David Lynch made in France (Trividic a co-scénarisé La clef de Guillaume Nicloux qui s’aventurait déjà sur des terres Lynchiennes) ou à un tableau de Bosch ou à n’importe quoi de très noir. Oui mais voilà : tout cela est si personnel que l’on peine à greffer des balises. On est juste ailleurs. Parfois il neige, mais seulement la nuit. Rien ne dure éternellement. Les flocons resplendissent mais l’ombre d’une vieillesse galopante menace de tout bouffer. Et lorsque le désir se fait trop urgent (une amitié de longue date qui se transforme en amour soudain), la réalité finit par tout briser (la maladie qui vous cueille comme la lumière d’un matin blafard, en pleine gueule).

Enfin, dans L’autre, il y a une tonalité trip-hop dépressive, une mélancolie de joie triste, de ces petits soirs de spleen où l’on se console en regardant par la fenêtre chez les voisins pour chercher un peu de chaleur humaine ou en trouvant refuge dans les bras d’une autre âme solitaire. Il y a le besoin d’une reconnaissance affective et charnelle, le besoin de séduire de nouveau, et ces putains d’ombres d’amours mortes qui demeurent. Coincée dans un tunnel, Dominique Blanc, à la lisière de la démence, est prodigieuse de bout en bout, confère au film une incandescence anxieuse. A tel point que ce que son personnage balance à la fin, à travers des dialogues sublimement écrits, manque de nous tuer.

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