[JEANNE DIELMAN, 23, QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES] Chantal Akerman, 1975

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Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Titre en forme d’adresse postale pour trois jours de la vie d’une ménagère belge, prostituée d’occasion.

«Je me retournais dans mon lit, inquiète. Et brusquement, en une seule minute, j’ai tout vu Jeanne Dielman…» (Chantal Akerman, septembre 1989). Cette phrase est simple, elle dit tout. Tout d’un film de 3h20 qui se regarde dans un état second, qui atomise et qui pourrait durer trois heures supplémentaires sans que cela ne pose de problème. Dans son troisième long métrage, Chantal Akerman développait cette vision nocturne en film d’horreur au mitan des années 70. Un cauchemar domestique dopé aux expériences de Andy Warhol (Sleep, 1963) et de Michael Snow (La région centrale, 1971) qui – on ne peut le mesurer que bien après – a violemment inspiré pléthore de cinéastes adorés, aussi bien dans le filmage (Gus Van Sant, Tsai Ming-Liang, Sofia Coppola…) que dans le thème de l’aliénation domestique (Todd Haynes ayant développé ce sujet dans Superstar: The Karen Carpenter Story ou encore Safe et Steven Soderbergh qui l’a plagié pour Bubble ne s’en sont jamais remis). Ce qui a de quoi faire redresser le sourcil.

Certes, l’impressionnante réputation que traîne Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1980 Bruxelles n’incite pas forcément le profane, convaincu mordicus qu’il va assister à un «épluchage de pommes de terre» pendant plus de 3 heures, à juger par lui-même, à voir ce qui s’y passe pour de vrai et à faire abstraction des superlatifs pompeux («premier chef-d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma») et des analyses théoriques pondues par des thésards au gré de logorrhéiques articles-dossiers. Contentons-nous d’exprimer un sentiment personnel: Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1980 Bruxelles de Chantal Akerman est avant tout, et pour toujours, un film profondément underground. Et même, osons le dire, infiniment plus punk que Fight Club. Si, si.

Pour dire ce que représente Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1980 Bruxelles, il faudrait parler d’expérience lobotomisante. De sidération aussi devant cet objet qui avait bien divisé nos ayatollahs de la critique lors de sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs en 1975 et qui posait alors une question de cinéma assez passionnante: comment filmer l’ennui sans être ennuyeux? Chantal Akerman avait beau n’avoir que 25 ans au moment de tourner ce météore, ses yeux semblaient tout connaître de la vie. Elle montrait la vie de Jeanne Dielman tout en ne la montrant pas, préservant le hors-champ monstrueux. Par exemple, on ne sait pas ce que font la mère et le fils le temps d’une sortie nocturne. On ne sait pas non plus à qui appartient le bébé que Jeanne garde pendant une bonne demi-heure, de même qu’on n’aperçoit pas les visages des gens avec lesquels elle parle sur son palier. En revanche, on voit tout ce que n’importe quel cinéaste mec de l’époque aurait refusé de montrer dans les années 70: le quotidien à se flinguer d’une chaise rangée sous une table, la préparation des escalopes panées, la vaisselle posée sur l’égouttoir, l’épluchage de pommes de terre, la lecture de lettres d’ailleurs ou d’antan, le tricotage en écoutant La Lettre à Élise, la fenêtre ouverte qui demande à ce qu’on se jette dans le vide. Tout ça pour raconter la non-vie d’une femme maniaque, tirée à quatre épingles, sensible à l’image qu’elle renvoie dans le miroir, qui répète inlassablement les mêmes gestes à différentes heures de la journée, comme une chorégraphie dans un ballet sans musique. Et qui un jour, voit son quotidien dérailler.

Chantal disait de Jeanne Dielman: «C’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort (…) Comment, avec une femme qui fait la vaisselle, elle est presque arrivée à parler de l’humanité. C’est quelqu’un qui fait un geste après l’autre de manière à ne pas laisser surgir l’angoisse.» Croyez-le ou non, une simple cuillère tombant par terre devient un hallucinant coup de théâtre. Un coup de tonnerre dans une existence morne. Et, ainsi de suite, la mécanique s’enraye, le quotidien se dérègle: une brosse à chaussure tombe des mains, un café au lait n’a plus le goût de café au lait, une place usuellement réservée à Jeanne dans un café se révèle prise par une vieille fumeuse lui tournant le dos… Sortie de sa routine, Jeanne se fourvoie. Et puis il y a cet orgasme le temps d’une passe, une détonation soudaine, un plaisir que Jeanne, rangée dans ses fonctions robotiques, ne peut assumer. Il est trop tard, depuis longtemps: les néons bleus, halos de fin du monde clignotant du dehors, nous avaient prévenus, éclairant l’appartement comme un incessant appel à l’aide que personne ne verrait. Partageant tous deux le même ennui, la mère, qui dort seule dans un grand lit, et le fils, qui dort tel un vampire dans un petit clic-clac tombeau, ne communiquent tellement pas entre eux qu’ils ne réalisent pas à quel point ils se meurent en silence. Aucun événement extraordinaire, réel ou fantasmé, ne peut les tirer de leur torpeur. Comme le suggèrent les plans fixes (lorsque Jeanne sort du champ, la caméra ne la suit pas – ou alors, on voit un bout de son corps sans tête), ils sont zombies. Et ainsi, par cette illusion que l’action se déroule en temps réel, le spectateur devient l’invité à leur table, souffrant le quotidien de Jeanne, devenant familier et confident secret des rapports tarifés. On restera à la porte, par pudeur, mais on saura tout de la vacuité, du dégoût des choses, des silences, des regards.

La comédienne Delphine Seyrig s’était juste contentée de jeter un œil au scénario, par amitié pour Chantal qu’elle connaissait très bien. Une fois la lecture finie, elle lui avait demandé d’incarner Jeanne. Parce qu’elle avait bien compris, et ce dès la lecture, qui était réellement Jeanne, envers et contre toutes les images. De la même façon sans doute que Isabelle Huppert avait tout compris de La Pianiste avant de l’incarner chez Haneke – les deux films possédant d’ailleurs de nombreux points communs à des années d’écart; le couteau pour Isabelle, la paire de ciseaux pour Delphine. Rencontre d’une réalisatrice avec une actrice et d’une actrice avec son personnage, comme un acte féministe de rébellion, une bombe nucléaire explosant les carcans, les normes et la société de consommation assujettissante où la caméra reste à distance, refuse les gros plans comme la mélo-dramatisation putassière. Delphine et Chantal contre le reste du monde, jusqu’à sa fin (sublime dernier plan durant 5 minutes 30). Grâce à elles, Jeanne vit intensément, longtemps avec nous, après le visionnage du film. Parce qu’on lui a laissé un peu de nous-mêmes. Que tous les hermétiques à la punk et chaos Akerman, et ils sont nombreux, se le disent: ne jugez pas le cinéma de Chantal sans avoir croisé la vie de Jeanne…

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