[CRITIQUE] SORTILÈGE de Ala Eddine Slim

0
1799

[SORTILÈGE CHAOS] Un passage à la Quinzaine des réalisateurs suffit-il pour se faire remarquer ? Manifestement, pas toujours. Et ils ont couru les petits films chaos en 2019 sous le chapiteau de cette section parallèle, entre films très largement passés au crible (Zombi Child, Le Daim, The Lighthouse, First Love…) et d’autres beaucoup moins (Dogs don’t wear pants, Lillian, Halte, Sick Sick Sick…). Trop longs ? Trop chelous ? Trop chaos ? Maybe. Dans cette deuxième catégorie de laissés pour compte, Tlamess/Sortilège arrive à son tour sur la pointe des pieds, à deux doigts de passer sous les radars. Et on dit bien à deux doigts : car si vous aimez les fables déguisées filmées comme un rêve, les prolongations suspendues, les œuvres patientes qui se dérobent aux regards cartésiens ou le social mâché par les dents de l’étrange, vous êtes au bon endroit. Ala Eddine Slim, dont c’est le second film après The Last of Us, prend à revers un cinéma d’habitude paralysé par la brutalité de l’actualité. Dès les premiers instants, Sortilège branche et débranche le réel avec ses soldats impassibles éclairés par l’orage et un caméo incongru du monolithe noir de 2001 ! C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’on comprend que Sortilège refusera de se dérober par des chemins attendus. Lassé par des marches sans fin, un soldat totalement mutique revit une situation proche de L’étranger de Camus : un télégramme, maman est morte, une permission, et voilà que le bougre s’en va pour ne plus jamais revenir. Entre quatre murs, soudain le vide : à quoi bon traquer un mal invisible ? À quoi bon parader pour ne sauver personne ? À quoi bon voir ses camarades se faire sauter la caboche à la nuit tombée ? Alors l’homme brûle tout, ignore son portable qui gronde, et prend la poudre d’escampette quand l’armée cherche à le retrouver. Plus loin, une desperate housewive enceinte et malheureuse, comptant les minutes dans son palais loin de tout, voit aussi le néant à ses pieds. À eux deux, ils forment deux images respectables attendues comme telles par la société : l’homme soldat viril et la femme au foyer qui va donner la vie. Aucun des deux n’est à sa place : il faudra partir et errer pour se (re)trouver.

De cette errance – car le cinéma de Slim est définitivement un cinéma de l’errance – Sortilège décoche des moments foudroyants : les nombreux plans effectués au drone offrent des instants de sidération totale, brisant les limites de la grue ou du steadicam comme l’avait fait Un grand voyage vers la nuit. Lorsque la caméra s’éloigne d’un minaret brillant dans la nuit, toute l’énergie fantôme d’une ville se déploie sous nos yeux, crevant le soir pour se poser sur un brasier nocturne succédant, sans trop de hasard, à la vision d’une cohorte de banques fluorescentes. Les images parlent, parce que Slim préfère la caméra aux grands mots : ses personnages, déjà peu bavards et que rien ne lie à priori, se mettent à dialoguer avec les yeux dans une seconde partie évoquant parfois le tout récent Border, entre fusion avec la nature et effondrement des genres. Le temps et l’espace s’effacent, et tout peut arriver au fond : « c’est un endroit magique » dit-elle. Le beau bizarre est embrassé comme chez Jodorowsky, Weerasethakul ou Carax : tout ce dont on a besoin. Si vous cherchez un sortilège, il s’agit bien du film lui-même.

NOS NOTES ...
Jérémie Marchetti
Article précédent« The Green Knight »: David Lowery s’aventure en dark fantasy
Article suivant2 ou 3 choses que nous retenons de Clermont
critique-sortilege-de-ala-eddine-slim19 février 2020 / 2h 00min / Drame / De Ala Eddine Slim / Avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara, Khaled Ben Aissa / Nationalités : Tunisienne, Française

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici