[CRITIQUE] LA TAUPE de Tomas Alfredson

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1973. La guerre froide empoisonne toujours les relations internationales. Les services secrets britanniques sont, comme ceux des autres pays, en alerte maximum. Suite à une mission ratée en Hongrie, le patron du MI6 se retrouve sur la touche avec son fidèle lieutenant, George Smiley. Pourtant, Smiley est bientôt secrètement réengagé sur l’injonction du gouvernement, qui craint que le service n’ait été infiltré par un agent double soviétique. Epaulé par le jeune agent Peter Guillam, Smiley tente de débusquer la taupe, mais il est bientôt rattrapé par ses anciens liens avec un redoutable espion russe, Karla. Alors que l’identité de la taupe reste une énigme, Ricki Tarr, un agent de terrain en mission d’infiltration en Turquie, tombe amoureux d’une femme mariée, Irina, qui prétend posséder des informations cruciales. Parallèlement, Smiley apprend que son ancien chef a réduit la liste des suspects à cinq noms : l’ambitieux Percy Alleline, Bill Haydon, le charmeur, Roy Bland, qui jusqu’ici, a toujours fait preuve de loyauté, le très zélé Toby Esterhase… et Smiley lui-même. Dans un climat de suspicion, de manipulation et de chasse à l’homme, tous se retrouvent à jouer un jeu dangereux qui peut leur coûter la vie et précipiter le monde dans le chaos. Les réponses se cachent au-delà des limites de chacun…

Après l’extraordinaire Morse, Tomas Alfredson restait une énigme : allait-il confirmer ou infirmer toutes les promesses placées en lui? A force de glaner des récompenses dans les festivals du monde entier, il a eu les coudées franches et pouvait, parmi toutes les options envisageables, devenir un faiseur aux Etats-Unis comme la plupart des européens ayant cédé aux sirènes de Hollywood. Ce serait mal connaître cet auteur qui n’est pas un débutant. Tel un chirurgien virtuose, Alfredson a préféré pratiquer la même opération que sur son précédent long métrage: dépoussiérer un genre (ici, le thriller d’espionnage) et le développer sur un mode anti-spectaculaire avec une volonté de complexifier des archétypes et de sonder le feu sous la glace. Le changement de registre aurait été radical si les espions ne paraissaient au moins aussi livides que les vampires. C’est la clef pour comprendre comment fonctionne ce récit contaminé par le spleen et peuplé de personnages exsangues. Une fois que l’on a compris ça, on accepte le film pour ce qu’il est : une superbe adaptation du premier roman de la Trilogie de Karla, de John Le Carré qui renoue avec l’intelligence aiguë des grandes fictions paranoïaques des années 70 signées Sydney Pollack, Alan J. Pakula et Francis Ford Coppola. George Smiley (Gary Oldman), qui a sacrifié sa vie au nom de la loyauté, est ouvertement décrit comme un anti-James Bond : son quotidien ne rime pas avec exotisme et glamour, ressemble plus à un défilé de solitudes dans un monde bureaucratique. Tout son parcours est placé sous le signe du sacerdoce : pour lui, tout doit rester clandestin et ramener aux décryptages des mensonges. Son intelligence et sa mémoire lui permettent de reconstituer des scènes par simple recoupement d’informations. Mais sa méfiance de la trahison et sa paranoïa peuvent aussi l’assimiler à un personnage Polanskien.

Acteur-caméléon cantonné depuis des lustres aux rôles excentriques, surexcités ou extrêmes, Gary Oldman traduit les stigmates d’une blessure intime avec une économie d’effets, conserve en lui un mystère irréductible et trimballe une vraie britannité. A l’écran, il ressemble à une créature grise sortie des bureaux mornes de Kafka. C’est en apparence le personnage le plus substantiel mais le tour de force du scénario consiste à donner une même importance à tous les caractères, tout en maintenant l’ambiguïté jusqu’à la fin. Dans cet univers de faux-semblants, chaque espion doit faire abstraction de ses sentiments et rester sur le qui-vive. Pourtant, personne n’est à l’abri de soudaines montées d’émotion (guettez les apparitions de Tom Hardy et Mark Strong). Comme dans Morse, Tomas Alfredson a délibérément mis l’accent sur l’humain et non sur l’action. Appartenant à une école pragmatique, il se révèle soucieux d’effacement devant l’histoire, les comédiens et les enjeux moraux. S’il traduit l’esprit anglais persifleur avec un mélange d’élégance, de décalage, de désuétude et de dérision (rien que le patronyme Smiley résume toute la dimension tragique), il capte aussi le crépuscule de l’amitié, la suspicion qui se répand comme un poison, la sensation effroyable de passer à côté de sa vie. Contrairement à ce que l’horrible titre français tente de faire croire (une deuxième pour Alfredson après le non moins horrible «Morse»), on se moque totalement de savoir qui est «la taupe». L’intérêt réside dans le regard désabusé de ces hommes de l’ombre. La conclusion de ce Nous nous sommes tant aimés en pleine guerre froide est une manière délicate, noble et subtile de rendre leur humanité. Ici, plus qu’ailleurs, les héros tentent de se sauver eux-mêmes avant de sauver le monde.

NOS NOTES ...
Jean-François Madamour
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critique-la-taupe-de-tomas-alfredsonDate de sortie 8 février 2012 (2h 02min) De Tomas Alfredson Avec Gary Oldman, Mark Strong, John Hurt Genres Espionnage, Thriller Nationalités Français, Britannique, Allemand

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