[CRITIQUE] INLAND EMPIRE de David Lynch

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Comme tout film de David Lynch qui se respecte, INLAND EMPIRE n’échappe pas à la règle: une seule vision ne suffit pas pour décortiquer tous les rebus, toutes les ramifications et toutes les ambiguïtés de ce long songe où l’actrice principale (Laura Dern, éblouissante), rose brisée en attente de rôles majeurs et hantée par des démiurges étranges, est réveillée par un homme à la caméra qui la dirige avec des métaphores ou une main qui l’incite à franchir un seuil émotionnel (la main du cinéaste qui entre dans le champ pour la guider). A l’écran, a priori, niveau compréhension du puzzle, ça ne semble pas gagné. Et pourtant, la véritable trame d’INLAND EMPIRE, objet flingué où les visages sont grimés ou masqués, les corps manipulés et dans lequel un cinéaste en pleine crise d’expérimentation fofolle remet en cause ses marottes, est plus simple que prévu (d’où la décontenance de ceux qui pouvaient s’attendre à un tumulte terriblement compliqué): il s’agit ni plus ni moins d’une opération kamikaze, comme il y a peu Gilliam et Kitano, qui prend le spectateur en complice (ou en otage, si on n’aime pas) pendant presque trois heures, tutoie les entrailles des apparences et joue sur l’antithèse formelle entre le Lynch d’hier et celui de demain (la morale est résumée par le pendant féminin de Robert Blake dans Lost Highway: Grace Zabriskie, lors d’un face-à-face tendu avec Laura Dern dans le prologue), un peu comme Lars Von Trier lorsqu’il peaufine Element of Crime comme un joyau brûlant pour mieux vider plus tard Dancer in the Dark de toute sa beauté. Ceux qui adorent ce petit jeu vont se régaler les mirettes ; ceux qui détestent vont périr d’ennui. Ainsi, l’expression cauchemar familier n’a jamais été aussi bien représentée avec ce dernier film nourri de réminiscences et de traumas présenté comme un renouvellement dans la filmographie de Lynch alors qu’au contraire, il se replie totalement sur lui-même: on peut même le prendre comme un constat d’échec où la construction tordue ne peut masquer une sincère désillusion face à une industrie cinématographique vouée à l’uniformisation des auteurs.

Entre le statisme des corps et le laconisme de dialogues rudimentaires, la simplicité apparente des situations est sciemment complexifiée par l’atmosphère malaisante et un montage capricieux, pour ne pas dire aléatoire. Initialement, le récit suit une équipe de cinéma, puis deux acteurs (Laura Dern et Justin Theroux) qui courent le grand risque de confondre la réalité et la fiction, leurs personnalités lisses avec leurs personnages vampiriques. Ici, la mise en abyme, procédé dont Lynch est friand, revient de manière fréquente et réussit à créer une confusion artificielle (ce qui explique une longue dernière partie, un chouia répétitive) en brouillant la frontière ténue entre le cinéma et la vie réelle (les deux acteurs ne doivent pas tomber amoureux l’un de l’autre) et dont la manifestation la plus probante reste la salle de cinéma dans laquelle le film est projeté (INLAND EMPIRE démarre sur l’image d’un projecteur qui diffuse le film sur un écran) et d’où le personnage de Laura Dern regarde sans doute le film – ou le rôle – de sa vie. Comme dans Mulholland Drive, on capte un fragment de pur cinéma à travers de simples essais (Laura Dern répète avec Justin Theroux comme Naomi Watts et le vieil acteur dragueur de seconde zone). La madeleine n’appartient pas qu’à Proust: chaque segment de INLAND EMPIRE renvoie à un élément précis de la filmographie de David Lynch: on pense à Mulholland Drive (la célébration de la face sombre d’Hollywood, la voix de Naomi Watts sur un lapin dans la sitcom inerte, Justin Theroux en acteur manipulé par son entourage après avoir été réalisateur manipulé par ses producteurs, la peur de l’individu caché derrière le mur, le cameo final), à The Amputee (pour l’unijambiste et l’influence du réalisateur de Freaks), à Eraserhead (utilisation du noir et blanc à des fins esthétiques, angoisses maternelles, conflits psy) et surtout à Twin Peaks (le mari suspicieux qui peut avoir l’expression hallucinée de Ray Wise – visage froidement éclairé, yeux exorbités –, le personnage qui se voit à travers un écran dans un couloir et surtout l’actrice Grace Zabriskie qui donne l’impression de sortir du tournage de Twin Peaks et vient achever la boucle absurde de tout un pan de cinéma).

Alors que la DV aurait dû être le support idéal pour Lynch afin de renouveler sa grammaire cinématographique (il l’a découverte en faisant plusieures expériences sur une caméra numérique), on retrouve toutes ses obsessions qu’elles soient noires, endolories ou érotiques: les univers parallèles, les doubles énigmatiques, le baiser saphique, les ambiances torves, la prédilection pour les codes secrets, les combinaisons de chiffres sibyllins, l’angoisse sourde, le don d’ubiquité, la schizophrénie ou l’impression paranoïaque d’être épié. Ici, c’est un code (peut-être bien le mot INLAND EMPIRE) et le changement de couleurs des ampoules (surveillez la première apparition des prostituées ensemble) qui permettent l’entrée dans la boîte de Pandore mentale du réalisateur alors que dans Mulholland Drive, il s’agissait d’une clé bleue. Le seul moment du film où les mots INLAND EMPIRE sont prononcés, c’est lorsque l’un des personnages discute devant un cabanon. Passage a priori anodin. Or, il faut savoir que le titre de ce film a été inspiré par Ben Harper, mari de Laura Dern, qui vit dans ce quartier. Il y a un fait plus troublant survenu quelques jours après avoir déniché cette trouvaille: alors que le frère de David Lynch nettoyait le cabanon de ses parents dans le Montana, il a trouvé un vieil album d’enfance du cinéaste confectionné quand il avait cinq ans. Il lui a immédiatement envoyé. Quand Lynch l’a ouvert, la première image laissait apparaître deux mots: Inland Empire.

En surface pourtant, des doutes persistent: David Lynch semble prisonnier de ses ficelles désormais assimilées un peu comme Robert Altman à la fin de sa carrière qui fit pléthore de chroniques polyphoniques calquées sur le principe fomenté par Short cuts. Aujourd’hui, de la même façon que des cinéastes actuels cherchent à faire des succédanés de Short Cuts, certains se revendiquent les fils spirituels de Lynch: ses figures de style ne lui appartiennent plus mais il reste le meilleur pour les exploiter, leur donner sens et vie de manière aussi organique et cohérente. Ainsi, le film maudit dont l’équipe de cinéma, étonnamment réduite, ne cesse de parler pourrait bien être INLAND EMPIRE dans lequel Laura Dern, icône on ne peut plus Lynchienne, vue dans Blue Velvet et Sailor et Lula, joue une actrice en quête de gloire qui fantasme déjà d’un Oscar. On comprend très vite que rien ne va se passer comme prévu et que les fantasmes – ainsi que les beaux lendemains Hollywoodiens – vont déchanter lorsque l’actrice apprend de son réalisateur (Jeremy Irons en double de Lynch) que les deux acteurs du film d’origine – il s’agit d’un remake – ont été assassinés dans des conditions douteuses. La malédiction Hollywoodienne renaît alors de ses cendres. Selon un récit construit selon le canevas grandeur / déliquescence, Dern incarne un double-rôle comme naguère Patricia Arquette et Naomi Watts, croise des personnages louches, louvoie entre deux univers et vomit du sang sur les étoiles d’Hollywood Boulevard devenu territoire interlope infesté de prostituées et de clochards. De tous les laissés-pour-compte du rêve américain. Une scène volubile, faussement anodine et véritablement cruciale, entre l’héroïne et une clocharde (élément Lynchien déjà présent dans Mulholland Drive) devient par son insistance la plus grande audace du film puisqu’elle l’arrête subrepticement pour digresser de manière incongrue sur une discussion anecdotique.

Le film qui effectue un voyage intérieur entre Los Angeles et la Pologne fonctionne sur des oppositions binaires renforcées par la différence des milieux sociaux, les jeux entre les couleurs et les lumières, la démythisation des premiers rôles (les personnages principaux deviennent secondaires et réciproquement dans les deux parties de l’histoire) ou les différences de langage (au départ soutenu, puis très trivial). A l’intérieur de ce schéma, Lynch dynamite comme il peut ses propres conventions en faisant par exemple intervenir des prostituées gouailleuses qui, fortes d’un bagout et de formes appétissantes, rythment INLAND EMPIRE à la manière d’un choeur antique en effectuant des chorégraphies de comédie musicale et en chantant du Little Eva ou du Nina Simone. Question qui parcourt tout le film: faut-il rire de ce spectacle décadent comme il faut rire des séries télévisées avec des humains à tête de lapin (issus de la mini-série de Lynch baptisée Rabbits)? Tout ce qui est censé être drôle pour les autres, comme le souligne les rires truqués pendant l’émission de télé, ne l’est pas pour Lynch. En cela, oui, sans doute, INLAND EMPIRE est aussi une bonne grosse farce qui carbure à l’auto-parodie et à l’instantané cruel. Sinon, comment expliquer la dimension gaguesque et parodique assumée par le film et renforcée par des détails absurdes comme les roulements de sourcils de Justin Theroux?

Sarabande ivre qui fait du mauvais goût assumé et de la sublime laideur une esthétique unique, INLAND EMPIRE peut être vu comme une volonté de sonder la matière même du rêve. D’où le choix de la DV qui, à défaut de soigner l’image, colle par sa tessiture à l’inquiétante étrangeté de la suspension d’incrédulité (le film français Dancing affrontait la même gageure). A chaque fois sur le point de clamser ou même d’être charcuté par ses producteurs (trop de radicalité tue la radicalité), ce bloc de trois heures, en quête d’imperfection pour redéfinir le cinéma, pathologique au dernier degré, forme une étrange boucle désormais achevée où s’exprime cette terrible impression d’être arrivé au bout de formules digérées par tout le monde. En réponse à cette angoisse, si Lynch parvient à être hors des contrées filmiques actuelles, il musarde aussi hors de ses propres contrées en osant quelques tentatives plus ou moins heureuses. Quelque part entre le tragique et le bluff, le home movie et le work in progress, il y a cet idéal de cinéma offensif et sans compromis, moins immédiatement séduisant que les autres opus du cinéaste, qui cherche l’évolution dans le chaos. Certes, INLAND EMPIRE, dérive opaque et fiévreuse hantée par les fantômes de Polanski première période, Kieslowski, Browning et Svankmajer érigés en modèles avoués, s’épuise comme il peut épuiser. Mais, en sortant de la projection, on se sent pourtant incapable d’épuiser toutes ses beautés ambivalentes. On a juste vu quelque chose d’unique. Plus on y repense, plus ce Lynch méandreux, anxiogène et labyrinthique (le plus singulièrement singulier depuis Une Histoire Vraie et qui sera certainement le plus mal aimé depuis Twin Peaks : Fire Walk with me) gagne en puissance. Il faudrait le revoir dans dix ans pour l’évaluer à sa juste valeur.

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