[BERTRAND MANDICO & ELINA LÖWENSOHN] GARÇON & FILLE SAUVAGES

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QUOI DE PLUS CHAOS QUE ELINA LÖWENSOHN ET BERTRAND MANDICO? LES GARÇONS SAUVAGES, où ELLE est LUI, confirme la singularité de celle qui a été muse de Hal Hartley dans les années 90 et de celui qui poursuit un cinéma-amphibie, traduisant la métamorphose par le sens incandescent de la poésie et de la mise en scène.

INTERVIEW : ROMAIN LE VERN

La question que tout le monde se pose: comment vous êtes-vous rencontrés?
Elina Löwensohn:
Par hasard.
Bertrand Mandico: Ça commence souvent par un hasard avec Elina..
E.L.: Oui, et le premier des hasards, dans mon cas, c’était Hal Hartley! A l’époque, je ne me rendais pas compte que je commençais à faire partie du cinéma smart américain des années 90, le cinéma indépendant. Tout a été le fruit de hasards… Par exemple, j’ai rencontré Michael Almereyda, lorsque j’étais serveuse dans un restaurant. C’était un client régulier, il venait tous les matins pour le petit-déjeuner… Il venait tout le temps me parler, je ne savais pas qui c’était… Puis, il est venu voir une adaptation des Possédés de Dostoïevski dans laquelle je jouais. Puis il a su que je faisais Simple Man de Hal Hartley (1992) et il m’a proposé de jouer dans un moyen-métrage, Another girl another planet (1992), tourné en pixel vision. Puis on a enchainé ensemble avec Nadja (1995), un film de vampires produit par Lynch qui n’est jamais sorti en France et qui est devenu culte partout ailleurs. Étant roumaine, j’avais une étrangeté avec mon accent et je pense que bon nombre de cinéastes indépendants sont venus vers moi aussi pour cette raison. Dans La Liste de Schindler (1993), la directrice de casting me voulait aussi parce que j’avais cet accent. Par ailleurs, comme je n’appartenais pas au syndicat des acteurs au début, je n’étais pas très chère pour les cinéastes… J’alternais petits films et productions plus classiques. Beaucoup de petits films dans lesquels j’ai joués sont devenus cultes. Comme Sous Influences de Adam Bernstein qui maintenant signe les épisodes de série comme Fargo et Breaking Bad. Dans Sous influence, je partage l’affiche avec Debbie Harry, Isaac Hayses et Adrian Brody débutant. Et ne parallèle il y a eu un épisode de Seinfeld dans lequel je joue une ex roumaine. L’épisode est devenu très populaire… C’était tellement contrasté comme début de carrière.
B.M.: Mais en France c’est ta prestation chez Hal qui a profondément marqué.
E.L.: quand je suis arrivée en France, tout le monde m’a associée à Hal Hartley pas à Seinfeld bien sûr… Cela m’amène à la rencontre avec Bertrand Mandico.

Certes, mais entre Hal Hartley et Bertrand Mandico, il y a eu plein de films cultes (Sombre, La sagesse des crocodiles…)
E.L.:
Pour moi, la connexion artistique est primordiale. La richesse, la pensée qui se trouvent derrière les films. Philippe Grandrieux ne me connaissait pas, il ne trouvait pas sa Claire pour Sombre. Finalement, on lui a parlé de moi, j’ai fait les essais. Je n’avais jamais accepté avant Sombre de me montrer nue et je lui ai dit quelque chose qui, je crois, l’a impressionné: «je me mettrai nue au cinéma pour la première fois et vous aurez une vierge, la caméra captera alors ce moment de dénuement.» Il a hésité sur la question de l’accent, j’ai pris des cours pour l’atténuer. C’est sûr, ça fait plein de films très différents les uns des autres, mais chaque parcours est forcément singulier. Regardez quelqu’un comme Tilda Swinton qui passe de Derek Jarman à Danny Boyle, de l’underground au grand public ou Willem Dafoe qui fait Lynch comme Spider-man.
B.M.: Ce qui en émane, c’est que les grandes actrices sur le tard deviennent camp.
E.L.: Nous étions camp avec Nathalie Richard dans Notre dame des hormones.
B.M.: Camp et queer.
E.M.: Toi aussi. Regarde, dans Un couteau sur le cœur de Yann Gonzalez, j’ai beau avoir une scène avec Vanessa Paradis, tu as tourné dix jours comme comédien et tu joues un chef-opérateur de film porno queer!
B.M.: Le film de Yann tombait bien. Je terminais Les garçons sauvages et ce fut le plus beau des baptêmes de jeu. Tourner pour un ami, dont tu aimes profondément le travail, c’est exaltant et flippant… Comédien, c’est quand même un métier envoûtant et ultra difficile. J’ai beaucoup pensé à toi et tes choix en essayant de jouer.
E.M.: Plus ça va et moins je me soucie de ma carrière, de comment je peux exister. Je peux aller dans des endroits plus intéressants encore, fous et déviants si les gens veulent explorer ça avec moi, si le projet est habité, ou la comédie décalée.
B.M.: Elina joue de plus en plus des rôles de figures camp. Par exemple, j’ai tourné un petit film durant trois jours cet été aux États-Unis, à Brooklyn précisément. On voit deux policiers qui débarquent dans un jardin privé et ils découvrent une cérémonie très Manson. Elina y joue une ancienne chanteuse éventrée, on la pense morte, ses viscères flottent dans le ciel et chantent, elle veut libérer sa beauté intérieure… Je l’ai tourné en pellicule comme toujours. Ça va être un drôle d’objet. Un court assez long sans argent et avec des amis fidèles et riches en passion.
E.L.: Et puis il y a un personnage très queer dans Ultra Pulpe, le film que tu as réalisé après Les Garçons Sauvages
B.M.: Oui, Elina joue Joy d’Amato, une réalisatrice de films de SF- gore et sexués! C’est une série de portraits de femmes qui s’aiment, s’embrassent et se déchirent.
E.L.: Bertrand révèle des choses au-delà du sexe, en réaction à l’uniformité, à rebrousse-poils.

Les garçons sauvages a été présenté dans plusieurs festivals, de Venise à L’étrange. De manière générale, comment réagissent les gens?
B.M.:
Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de gens l’ont revu. Plutôt encourageant… Il m’est arrivé en fin de séance de dire que c’était un film à voir et revoir. Mais c’est vrai que j’aime l’idée du film à revoir. Le film qui ne livre jamais tout du premier coup.
E.L.:
Je me souviens d’une anecdote, quand tu as présenté à Belfort, trois lycéennes sont venues lui parler, complètement en extase.
B.M.: J’avais l’impression d’être un chanteur pop! Elles sont venues vers moi avec leurs catalogues pour le dédicacer, ce qui m’a touché. Elles m’ont dit que Les garçons sauvages était un film représentatif de leur génération. C’était incroyable ce qu’elles me racontaient et j’ai eu cette même réaction exaltée à plusieurs reprises. Cela m’étonne car je l’ai écrit et réalisé dans un élan, avec l’impression de raconter une histoire à rebrousse-poil dans le contexte art-house… De plus, elles m’ont avoué que leur prof de français leur avait interdit d’aller le voir. Parce un de ses collègues lui avait dit qu’il ne faillait pas emmener les élèves voir ce film sulfureux. Et elles ont bravé cette interdiction! C’est fou, elles avaient 17 ans et demi. Peut-être que ce prof-là n’assumait pas d’aller dans cette salle avec ses élèves… En tout cas, elles ont suivie leur instinct, c’est ce qu’elles m’ont affirmé. Et je pense que le plaisir était décuplé.

D’où est parti le film?
E.L.: De la Mostra de Venise, où il était présenté à la Semaine de la critique. C’était un accueil chaleureux, unanime. C’était l’extase chez les critiques italiens, Les garçons sauvages a eu un prix des critiques.
B.M.: Le film s’est retrouvé dans des tops de fin d’année en Italie. On m’a sollicité pour présenter le film à plusieurs reprises. Giona Nazzaro m’a demandé de faire la préface pour son livre consacré aux musiques de films, Il y a même une jeune spectatrice fille qui a confectionné un tee-shirt avec une phrase du film: «L’avenir est femme, l’avenir est sorcière». En revanche, aux USA, le film ne passe pas pour le moment. Il a été déprogrammé d’un grand festival Nord Américain, et il y a eu d’autres fausses promesses par ailleurs. Puritanisme, peut-être… Mais il semblerait que le Lincoln Center veut rompre la malédiction.

Ça vous inspire quoi le fait que le film parle fortement aux jeunes?
E.L.:
J’ai une anecdote que j’ai vécue au LUFF. Des jeunes gens de 20 ans qui sont venus me parler. Des personnes du public qui avouaient n’être pas cinéphiles. Notamment une infirmière en extase qui m’a dit: «c’est incroyable comme le film pose les problématiques de transgenre». Elle a découvert cet univers sans capter toutes les références, mais tout était limpide, elle comprenait tout, totalement portée, c’était impressionnant. Les gens qui ne sont pas dans l’analyse filmique et qui prennent Les garçons sauvages instinctivement, ne voient pas le références et répondent par des sensations, de manière directe au film. Ils parlent de liberté quand ils définissent le film.
B.M.: En Italie, les personnes qui m’avaient invités dans les salles d’art et d’essai, m’avouaient qu’ils étaient étonnés de voir autant de jeunes spectateurs, c’était inhabituel. Les salles étaient remplies.
E.L.: Ce qui est drôle, c’est qu’on ne sait pas comment ils connaissent le film.
B.M.: De jeunes spectateurs qui m’ont accompagnés ensuite dans la rue m’ont dit avoir connu mon travail via Mubi. Ou par des journaux, des blogs. C’est vraiment l’Italie qui a ouvert le bal pour Les Garçons Sauvages

On parle souvent du climat et de l’image pour définir le cinéma de Bertrand. Or, le texte doit être décliné comme une partition, de manière très précise, sans fausse note…
B.M.: On parle toujours de l’imagerie au sujet de mes films, mais c’est vrai que le texte est très ciselé, assez précis.
E.L.: Ce qui est intéressant avec Bertrand, c’est que la musique et l’écriture sont uniques, par exemple très différentes de celles d’un Hal Hartley, il faut trouver la bonne note. Ce que l’on a cherché avec Natalie Richard lors des répétitions pour Notre Dame des Hormones. Et quand tu trouves la bonne note, c’est parti dans la stratosphère. Du coup, oui, c’est stylisé. Les gens trouvent ça parfois théâtral, on ne trouve pas du tout qu’il s’agit d’un adjectif péjoratif; effectivement, le cinéma de Bertrand est très écrit. Pour autant, on peut parfaitement y trouver une liberté de ton, pour jouer et s’amuser.
B.M.: J’ai deux filtres pour y arriver. Les répétitions, premier filtre, qui sont assez longues jusqu’à ce qu’on trouve le truc (même si je laisse les choses échapper au tournage) et la post-synchronisation, deuxième filtre. Par cet artifice, j’ai l’impression que les mots sonnent définitivement juste, deviennent cohérents par rapport à ce que j’ai écrit et ce que j’ai envie d’entendre.

Comment s’est passé le tournage des Garçons sauvages à la Réunion?
B.M.: Dur, chaleur et rumeur… Une rumeur avait été lancée par un type qui voulait se présenter aux élections et déstabiliser son adversaire. Du coup, il a dit n’importe quoi à propos du tournage.
E.L.: Et en plus, ils ont fait l’article avec ta photo !
B.M.: Après, ça a été démenti et c’est retombé comme un soufflé. Mais le mal était fait. Beaucoup de figurants ou petits rôles que j’avais castés ne voulaient plus jouer parce qu’ils pensaient jouer dans un film sulfureux. Pour les techniciens aussi, c’était compliqué. Avoir des autorisations pour tourner dans des bâtiments abandonnés, impossible… Ça a même été jusqu’aux gendarmes, censés m’aiguiller dans des zones volcaniques, me conseillant de ne pas tourner «n’importe quoi» car il y avait la statue de la vierge à proximité. Pendant le début du tournage, il y a eu des chiens d’un dresseur empoisonnés par accident. Tous les jours, il y avait un problème ou un empêchement… Ce qui nous rendait tous fous. Je n’ai rien contre l’aspect romantique d’un tournage difficile à la Aguirre, la colère de Dieu, ça me va très bien dans l’absolu, mais je déteste l’idée de malédiction, le sort qui s’acharne… Après coup, j’ai la faculté d’oublier les difficultés, je ne garde que les meilleurs moments. Mais tout de même, je garde au fond de ma mémoire, la falaise escarpée, que fut le tournage des Garçons sauvages.

Bertrand, tu n’avais pas le flip du cinéaste qui passe du court au long?
B.M.: Ce n’était plus un flip car j’avais écrit pas mal de scénarios de films qui ne se sont pas faits. Du coup j’étais dans un état d’esprit où je n’en avais plus d’inhibition. Je me disais: «j’écris mon histoire, c’est romanesque, y a des bateaux et des tempêtes, une faune fantastique, de la violence, du sexe, de la passion et on verra bien». La volonté de prendre du plaisir face à un cinéma formaté.
E.L.: Au départ, quand tu m’as parlé du projet, c’était fou, j’y croyais pas. Tu l’imaginais avec des actrices japonaises et il n’était pas envisageable de faire le film avec des garçons qui joueraient des filles.
B.M.: J’avais comme un fantasme asiatique pour Les garçons sauvages, je me disais: «Tiens, j’aimerais bien faire ce film au Japon!»

Si des garçons jouaient des filles, le film serait fondamentalement différent?
B.M.: Ce ne serait pas du tout pareil… Le cheminement est plus intéressant ainsi. Faire de faux seins à des garçons, c’est pas si compliqué. J’avais avant tout envie de proposer à des actrices des rôles que l’on n’a pas l’habitude de leur proposer. Que le changement de sexe ne soit pas un prétexte. Souvent, dans les comédies, c’est une fille qui va se faire passer pour un garçon, pour un travail, comme dans Victor, Victoria – que j’adore – et on révèle le pot aux roses à la fin. Hors de question de faire ça.
E.L.: Tu avais commencé ça dans Boro in the box avec moi qui joue Boro. C’était déjà ta volonté de questionner ce qu’était la féminité dans le masculin.
B.M.: C’est vrai et la première actrice avec laquelle j’ai commencé à travailler sur cette notion, c’est Katerina Golubeva à qui j’avais proposé de jouer un homme, on avait fait des essais pour un projet de western [NDR. J’ai tué Frank Red]… Elle était incroyable.
E.L.: Pour moi, c’est excitant de jouer une mutation. On a plus souvent l’habitude du garçon qui se transforme en fille comme dans The Crying Game de Neil Jordan que l’inverse. L’inverse est plus rare, plus difficile…
B.M.: Quand j’ai fait le casting des Garçons Sauvages, des garçonnes dans la vie sont venues. J’ai tout de suite pensé que ça allait coller parfaitement et en fait, ça ne marchait pas du tout, c’était bizarre. Il fallait qu’il y ait un cheminement et généralement, elles avaient du mal à travailler toutes les étapes et le cheminement.
E.L.: Tu ne voulais pas tomber dans un cliché. Tu voulais rester sur le fil de la métamorphose. Vimala Pons a une image très «jeune-fille» dans le cinéma français. On a l’habitude de la voir jouer des rôles humoristiques et sympathiques comme chez Antonin Peretjatko (La fille du 14 juillet). Elle était étonnée que Bertrand lui propose le rôle de Jean-Louis le garçon violent; or, toi, Bertrand, tu n’avais pas de doute, tu sentais qu’elle avait ça en elle.
B.M.: Les actrices sont les meilleurs acteurs.

Tu tourneras un jour avec Christian Clavier?
B.M.: Il ferait un beau cadavre couvert de poils…

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