[BARAKA] Ron Fricke, 1992

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Animé par une puissance tellurique, ce documentaire de Ron Fricke ne dure qu’une heure trente, il pourrait durer une éternité tant il regorge de richesses, de couleurs, de visages, de beautés et d’horreurs, toutes glanées sur cinq continents. Unique, étrange et pénétrant.

L’état de grâce au cinéma existe. Surtout lorsqu’il prend une forme aussi lointaine que familière de beauté pancosmique, objective, disséminée. D’un opéra cosmogonique où l’hymne à la Nature et l’obsession pour une harmonie perdue règne en toute placidité. Une seule vision du Baraka, de Ron Fricke suffit pour marquer et amener à penser qu’il est possible – enfin – d’atteindre une dimension métaphysique voire stratosphérique. A dire vrai, il appartient à ces miracles, vertigineux et rares, qui procurent cette sensation apaisante de danser avec les anges. Une expérience imposant au spectateur de pénétrer une bulle de ressassement. Le documentariste virtuose est parti à la recherche des plus belles choses visibles en Tanzanie, en Chine, au Brésil, au Japon, au Koweït, au Cambodge, en Iran et au Népal. Autour de nous et ailleurs.

Ne pas croire qu’il s’agit d’une énième grande fresque humanisante cul-cul et angélique in paradisum. Lorsque Fricke montre de pauvres gens qui farfouillent dans des décharges gargantuesques, il atterrit sèchement pour ramener brutalement à la réalité et montrer les inégalités entre les pays développés et ceux du tiers-monde. De la même façon qu’il n’élude pas les différents génocides (juif et cambodgien) et n’hésite pas à foutre un malaise réel lorsqu’il s’agit de sonder les ténèbres. Avant de repartir de plus belle (élégie du mouvement, porteur d’espoir) pour des voyages dépaysants. Les images, toutes tirées du quotidien, rendent compte de cette ambivalence en célébrant le monde dans sa douce horreur et sa choquante beauté. Ainsi que les liens (homme/nature) qui nous unissent tous. Simplicité, émerveillement, universalité.

Contrairement aux documentaristes du cru, Ron Fricke n’use d’aucune parole pour qu’une symphonie harmonique, sensorielle et élégiaque (image, son, musique) devienne un langage universel et abolisse donc le diktat des langues – ici atrophiées – qui empêche la communication. Cela lui permet de casser la gueule aux contraintes spatio-temporelles et de mettre au même niveau les hommes et les animaux, la civilisation et la nature, tous réduits aux mêmes expressions. Il laisse ainsi la magie impalpable des petits riens de l’existence s’exprimer. Un soleil qui cherche sa place parmi les nuages. Un singe qui se réchauffe dans l’eau. Un moine qui affronte la foule en sonnant sa cloche. Des regards fixes d’hommes et de femmes mutiques confrontés à une caméra étrangère. Des cérémonies de tribus qui communient spirituellement. Une virée parmi les étoiles. Des événements miraculeusement filmés. Dans la seconde partie, la plongée dans les grandes métropoles chinoises offre un contrepoint saisissant à ces instants bruissants, lents et calmes. Les images en accéléré (gens engoncés dans les rames de métro, circulation automobile) renvoient au prétendu confort de vies modernes et déshumanisées, soulignant subtilement que la vie d’un homme n’a aucun sens face à ce désir constant de productivité et de vitesse. Elles montrent surtout le fossé de civilisations qui ne se comprennent pas et rendent compte du désordre écologique générée par la surpopulation et l’urbanisation.

Avec une patience de bouddha, Ron Fricke a mis un temps fou pour bricoler cette masterpiece d’une force wagnérienne qui emporte tout sur son passage, dont l’existence constitue une récompense (quatorze mois passés dans les contrées les plus inaccessibles). Mais son parcours ne rime pas avec rien. Jadis, il a été chef opérateur sur la trilogie des «Qatsi», réalisée par Godfrey Reggio dix ans avant (Koyaanisqatsi, Naqoyqatsi et Powaqatsi). La bande-son signée Michael Stearns et Dead Can Dance envoûtante comme du Glass donne un impact unique aux images. Une réussite essentielle à laquelle se joint la maestria de la mise en scène (fluidité des mouvements, contiguïté dans le plan, enchaînement virtuose, dimension organique). Les mots manquent parce qu’ils sont vains. Pas la peine de grands discours pour prendre conscience du rapport que l’on entretient avec la vie, la mort, les racines, les coutumes et l’environnement et qu’un rien peut gâcher cet héritage. Autant les œuvres d’un cinéaste comme feu Antonioni rappelaient à quel point nous étions seuls avec notre complexité dans l’immensité d’un monde cannibale; autant celle de Fricke démontre précisément le contraire avec la même éloquence. A savoir que nous sommes tous liés par autre chose qu’un simple battement d’ailes du papillon.

Selon les dires d’Aristote, la contemplation est capable de nous faire rentrer, par le regard de l’esprit, en communication avec l’être. La définition pleine d’humilité de ce voyage introspectif et traumatisant qui invite au recueillement et à méditer sur cette poésie de la grandeur et cette société larvée de gâchis et d’exploitation. Jusqu’aux scènes finales filmées en contre-plongée sur les ruines grecques et romaines qui semblent venir se recourber sur nous, questionnant ainsi le sens d’une civilisation et rappelant au passage nos conditions de Sisyphe voués à reconstruire ce que nous avons détruit. Renaissance d’un cycle de misère, de gâchis et de beauté. Baraka, la perfection faite film? Peu importe: il flotte en des sphères inaccessibles au commun de ses pairs. Faute d’être dans le mood, certains spectateurs Icare auront sans doute peur de se brûler les ailes devant ce spectacle éblouissant. Rassurons-les en disant que Fricke donne juste à ressentir cette présence incroyable des choses de la vie qui à la fois nous dévastent, nous dépassent et nous portent.

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